Revue Etho-logique

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L’importance du facteur éthologique dans les fonctionnements des systèmes écologiques

Les surprises écologiques et éthologiques des loups en tant qu’espèce clé de voûte

mardi 20 septembre 2005, par Sophie Gonneau

La compréhension du fonctionnement des écosystèmes requière de plus en plus la considération et prise en compte du facteur éthologique : le comportement intra et inter spécifique des espèces joue un rôle fondamental dans l’établissement et le maintien des équilibres écosystémiques.

1-Le rôle écologique de la prédation et hypothèses

De nombreuses études se sont intéressées aux systèmes proie/prédateur en essayant entre autre de déterminer quels étaient les effets et les rôles de la prédation.
Bien souvent, hélas, les études ont porté sur des systèmes simplifiés à un prédateur et sa proie principale, et se sont intéressés à leurs seuls aspects démographiques, purement quantitatifs. Aussi n’est il pas surprenant de constater que les résultats et conclusions auxquels parviennent ces études sont malheureusement fortement divergents voire même fréquemment opposés. Tantôt additif, c’est-à-dire qu’il vient s’ajouter à la mortalité naturelle des proies tantôt compensatoire, c’est-à-dire que les prédateurs participent sans l’accroître à la mortalité naturelle des proies, le rôle écologique des prédateurs reste bien obscur encore à l’heure actuelle.

Dans le cas des loups et de leurs proies principales, les orignaux, Gasaway (1983) statuait ce rôle comme étant plutôt additif, constatant que la réduction du nombre des loups aboutit à une augmentation des effectifs d’une population d’orignaux. Pourtant il n’excluait pas que d’autres facteurs puissent intervenir dans le système loup/orignal : ces facteurs pouvant être la présence des autres prédateurs tels que les ours, les conditions climatiques, qui modifient les aptitudes physiques des proies et donc leur vulnérabilité aux pressions de prédation, ....mais aussi les activités récréatives et sportives de la chasse ou encore les tirs de régulations anthropiques. C’est ce que soutiennent également les études de Péterson et Thompson menées entre autre principalement sur les populations de loups et d’orignaux de l’île Royale dans le Michigan. Elles accréditent plus le second rôle hypothétique de la prédation qui est celui de la compensation : les loups tueraient seulement les animaux destinés à mourir de toute façon et généralement dans un futur assez proche ; animaux malades, insuffisamment forts pour résister aux maladies, aux carences alimentaires, et aux rigueurs de l’hiver....Dès 1984, les études de Keith l’attestent en révélant un mauvais état sanitaire des proies prédatées par les loups (dans ce cas-ci ce sont des lièvres à raquette). Mais d’autres scientifiques, tel que David Mech, le mettront aussi en évidence sur des orignaux et des caribous.

2-Les autres facteurs écologiques modulant les pressions de la prédation : les conditions climatiques

Par ailleurs d’autres études insistent sur les rôles fondamentaux des conditions climatiques qui détermineraient les intensités de la prédation tant qualitatives que qualitatives. Ainsi lorsque les hivers sont rigoureux, et donc que l’enneigement est important, les proies sont privées de nourriture et limitées dans leurs possibilités de déplacement. Affaiblies et handicapées physiquement, leurs capacités à fuir sont réduites ; leur sensibilité et vulnérabilité à la prédation augmente d’autant : par conséquent les facteurs climatiques jouent donc un rôle crucial dans la régulation des effectifs des populations de proies puisque qu’en fonction de leurs intensités ils exposeront les proies à des pressions de prédation plus ou moins importantes.

3-Conclusion et Approfondissements

L’ensemble de ces considérations générales doit surtout nous amener à réfléchir et reconsidérer les rôles hypothétiques prêtés aux prédations. Dans le cas des loups, il ne semble pas que la prédation de ces derniers soit la cause principale des fluctuations des populations, d’orignaux entre autre.
Cependant il semblerait qu’en revanche elle puisse l’être pour des populations de caribous lorsque ces derniers partagent le même espace que les orignaux. Seip en 1992, va jusqu’à affirmer qu’en présence de ces derniers, les caribous subissent une prédation si pressante par les loups que cela les conduit inéluctablement au déclin. Et ceci sans qu’en soient affectés les prédateurs qui bénéficient grâce aux orignaux d’une alimentation toujours disponible ; pourtant une autre étude, celle de D.Mech (2000) semble soutenir une thèse inverse puisqu’elle met en évidence que les caribous, même soumis à une prédation sélective et intensifiée en période de rigueur hivernale peuvent coexister avec une autre espèce d’ongulés, les cerfs de wapiti, lesquels ont pourtant le même rôle dans le système proies multiples/prédateur que les orignaux de Seip.

4-De l’importance du facteur éthologique

En revanche un aspect négligé jusqu’à maintenant est l’importance du facteur éthologique dans la prédation et les relations entre un prédateur et sa proie. Plutôt que de raisonner en terme de quantité de proies tuées par les prédateurs pour juger des conséquences de la présence de ce dernier et de ses effets de prédation sur la stabilité et pérennité des populations de proie, et au final d’en déduire des mesures de gestion et régulation des populations de prédateurs, il conviendrait mieux de chercher à savoir si les proies ont un comportement adapté à éviter et minimiser les prédations. Tant qu’une proie n’est pas capable de développer un comportement qui lui assure une survie potentielle optimale on ne peut pas juger de la qualité de la relation entre une proie et son prédateur. Ceci est essentiel à considérer dans les systèmes où un prédateur fait son retour naturellement ou par réintroduction. En effet tant que les proies ne sont pas capables d’échapper efficacement aux prédateurs ceux-ci vont, en bénéficiant d’une accessibilité facilitée à la nourriture, connaître une expansion démographique qui pourrait laisser supposer un déséquilibre du système proie/prédateur. Pourtant, petit à petit, les proies trop peu méfiantes seront éliminées ; celles dont le comportement permettra d’éviter les prédations se répandront dans la population et les prédateurs trouveront de moins en moins facilement de nourriture ; les effectifs de ces derniers diminueront alors naturellement, jusqu’à ce qu’un équilibre écosystémique s’établisse entre ces deux espèces dont l’interdépendance se manifestera au cours de cycles de fluctuations.

Ceci est donc bien une preuve que ce n’est pas en raisonnant en terme de quantités et d’effectifs que l’on peut juger de la qualité et stabilité d’un équilibre écosystémique. Le comportement de la proie face au prédateur est importante à considérer ; par ailleurs, il sera également nécessaire de considérer la présence d’autres proies qui pourront être des proies potentielles alternatives ; ainsi que la présence d’autres prédateurs ; ces deux facteurs interféreront indéniablement sur le comportements des proies principales par rapport à leur prédateur.

5-Les surprises écologiques du loup en tant qu’espèce clé de voûte

Enfin j’aimerais terminer en présentant des exemples des conséquences de la restauration de la prédation par le loup dont le rôle s’est exercé au travers du facteur éthologique....Ceci nous illustre combien nous pouvons être surpris des mécanismes qui régissent les relations interspécifiques ainsi que des conséquences des effets du facteur éthologique.

Cette notion d’ « ESPECE CLE DE VOUTE » est fondamentale en Biologie :

Elle désigne une espèce dont la présence est indispensable à l’existence même d’un écosystème, non pas par son effectif mais par l’action qu’elle exerce sur les comportements et/ou effectifs des autres espèces qui composent ce système.

Dans l’optique surtout d’inciter à la réflexion quant à la place et au(x) rôle(s) du loup au sein de certains écosystèmes, et sans que cela nous conduise forcément à en tirer des conclusions dont la tendance à vouloir tout généraliser est dangereusement réductrice, j’ai choisi de présenter trois exemples surprenants par le coté insolite et inattendu des aspects qu’ils considèrent.
Le contexte commun aux trois est le grand parc américain de Yellowstone. Le passé de ce dernier offre des conditions d’études exceptionnelles des phénomènes écologiques auxquels de nombreux biologistes se sont intéressés à commencer par L.D. Mech, un des grands spécialistes actuels des loups.

PRESENTATION RAPIDE DU CONTEXTE
A sa création en 1930, le parc n’a déjà plus de loups ; en effet dès 1926, ils sont, par l’acharnement que les hommes mettent à les détruire, définitivement exterminés. Dans le cadre des projets américains de réintroduction des loups débutés depuis 1970, dans l’optique d’accélérer les processus de retour spontané du prédateur, 31 loups capturés au Canada, sont relâchés dans le plus ancien parc américain, en 1995 et 1996.

Actuellement on estime à environ 250 le nombre de loups.
LES SURPRISES ECOLOGIQUES DE LA REINTRODUCTION DES LOUPS : LE LOUP EST UN FACTEUR DE RESTAURATION ET DE MAINTIEN DE LA BIODIVERSITE EN TANT QU’ESPECE CLE DE VOUTE

Alors que les cerfs de Wapiti avaient investi indifféremment la totalité des espaces disponibles avec une prédilection pour des zones « faciles » comme les lits des ruisseaux et les fonds des vallées, le retour des loups condamne de tels comportements. En effet ces endroits de pâturage paradisiaques en l’absence de prédateur sont vite transformés en pièges mortels dès lors que ce dernier pointe les bouts de ses dents.... Là où la proie se concentre, le prédateur se concentre aussi ...et pour peu que l’endroit ne laisse pas aux victimes potentielles la possibilité de fuir, il est à prévoir que la forte densité de ces dernières ne reste pas longtemps une réalité !....Bref....Les cerfs de Wapiti, avec le retour des loups, sont donc sommés de regagner leurs quartiers et c’est ce qu’ils font (toute désobéissance ou refus se soldant par une répression lupine irréversible ) en se retirant dans des secteurs d’estives, escarpés et situés plus en altitude de manière à limiter la proximité avec le prédateur.

Les conséquences écologiques sont triplement surprenantes et chacune à leur manière illustre le statut d’ « Espèce Clé de Voûte » du loup :

  1. d’abord jaillit, des lits des ruisseaux et des fonds de vallées désormais libérés du pâturage déplacé et excessif des cerfs de Wapiti, tout un cortège d’espèces florales ; parmi elles, entre autre, deux espèces essentielles, le saule et le tremble, qui avaient disparu du parc depuis que le loup en avait été éliminé.
    Avec ce cortège floral c’est tout un cortège animal qui se restructure : en effet le tremble comme le saule sont indispensables à la survie de beaucoup d’autres espèces animales ; ainsi le saule, parce qu’il offre le confort et la protection aux oiseaux en nidification, et la nourriture aux castors. Mais aussi parce que ces derniers assurent à leur tour :
    • par leur présence, une source de nourriture aux prédateurs qui peuvent ainsi se maintenir ayant à leur disposition des ressources alimentaires variées qui leur garantissent une disponibilité alimentaire constante. Ces prédateurs exercent par ailleurs un prélèvement optimal sur ces populations de rongeurs, puisque depuis leur retour, non seulement les castors sont revenus mais ils se sont aussi installés en 4 colonies, dont une vit à proximité d’une tanière de Canis lupus.
    • par leurs activités, des espaces spécifiques qui permettent à d’autres espèces de tout ordre zoologique de s’installer (insectes, loutres, cerfs de Wapiti et oiseaux).
  2. De plus, une étude du biologiste Rick McIntyre s’est plus particulièrement intéressée aux impacts de cette réintroduction lupine sur les espèces charognardes telles que le grizzly, les corbeaux, les pies.... Elle révèle l’importance de la présence des loups compte tenu de ses comportements de consommation des proies qu’ils tuent pour le maintien et le développement harmonieux d’autres carnivores. Généralement les loups ne consomment pas toute leur proie ; lorsque les conditions de disponibilité alimentaires et les facteurs environnementaux sont satisfaisants. De ce fait ils génèrent tout autour d’eux une cortège de carnivores charognards dont la subsistance dépend essentiellement de la quantité de nourriture qui leur sera allouée par le prédateur lupin.
  3. Enfin cette réintroduction du loup offre la possibilité de préciser tout en la comprenant mieux la notion de « régulateur écologique » qu’on décerne souvent à cet animal de manière vague lorsqu’on veut légitimer sa présence en même temps que se prémunir contre les détracteurs, en brandissant de grandes notions scientifiques que personne n’osera vraiment contester, compte tenu du manque de connaissances en matière du rôle des structures des systèmes écologiques dans leurs fonctionnements.
    Le loup joue ici un rôle de gestionnaire des milieux plutôt que de gestionnaire des effectifs des populations d’orignaux ; en effet l’efficacité de ce prédateur ne réside pas en sa capacité à diminuer les effectifs (qu’il ne fait d’ailleurs pas tant que cela) mais dans son aptitude à modifier les comportements alimentaires et d’occupation de l’espace des ongulés.
    D’ailleurs avant que le loup ne soit réintroduit des programmes de contrôle avaient été organisés par les états américains pour diminuer les effectifs des populations de cervidés afin d’atténuer les impacts de leurs prélèvements sur la flore. Bien que diminuant les effectifs ces programmes ne permirent pourtant pas de restaurer la biodiversité du milieu.

CONCLUSION :
La réintroduction du loup n’a pas seulement atteint l’objectif initialement fixé (rétablir une population animale existante dans le passé) elle a aussi permis de reconstruire et rendre fonctionnel et stable un système biologique diversifié

Mais ces trois illustrations mettent aussi en évidence à la fois la fragilité et, la complexité, des systèmes écologiques, tant dans leurs structures que leurs fonctionnements. S’ils attirent l’attention sur l’importance écologique que peut avoir le loup dans certains écosystèmes, ils révèlent aussi qu’en fonction des caractéristiques de base de ces derniers, ils ne pourront peut être pas toujours de cette manière ou de la même façon, tolérer ce prédateur dont la présence pourra alors s’accompagner au contraire d’une perte de la biodiversité. De tels conflits surviennent surtout quand par l’action de l’homme, deux espèces qui n’étaient pas appelées à se côtoyer (car leur statut d’espèce ne vaut que si distance géographique entre les deux il y a) sont amenées à l’être c’est le cas de la proximité des loups avec les coyotes. Normalement les deux espèces s’évitent et s’excluent...mais dès 1992, le spécialiste Paul Paquet démontre qu’elles peuvent coexister....probablement au point de s’hybrider...En tout cas d’une manière sûre le loup conduit au déclin du coyote en entrant en compétition avec ce dernier.

Enfin la complexité des systèmes prédateur/proie est telle que l’on ne peut tirer aucune conclusion quand aux rôles des premiers sur les effectifs des seconds ; et ce bien que différentes études aient été réalisées, dans des contextes originaux intégrant des facteurs et dimensions différents du système (nombre et type de proies, conditions climatiques ponctuelles et répétitives...).

Cependant une certitude quand même tendrait à s’imposer : la prédation du loup ne conduit à la raréfaction d’une de ses proies que si ce prédateur dispose d’une proie alternative qui lui permette de se maintenir en dépit de la disparition à laquelle il amène une de ses proies. Dans ce cas le loup serait un facteur du milieu qui viendrait se rajouter aux autres s’exerçant déjà sur la population proie ; il interviendrait alors dans le niveau du taux de mortalité de cette dernière et en le haussant, en exerçant une pression supplémentaire, il pourrait être en partie responsable du déclin de la proie (puisqu’il contribue à augmenter son taux de mortalité).

En revanche quand la prédation du loup se fait sur des animaux dont les chances de survie sont déjà amincies (animal sous alimenté, vieux, malades, déficients), il ne vient pas se rajouter en tant que facteur de mortalité supplémentaire, puisqu’il prédate des animaux qui de toute façon étaient voués à mourir (ou qui auraient conduit la population à sa perte en la fragilisant (épidémie et déficience génétique)). Le loup dans ce cas régule la population en l’assainissant et contribue même à augmenter son taux de reproduction. Les ongulés qui restent sont moins nombreux, en meilleur état sanitaire, du fait d’un équilibre plus satisfaisant avec la disponibilité des ressources (alimentaires et partenaires). Les jeunes seront plus vigoureux et leur chance de survie augmentée d’autant.

Je voudrais seulement finir très simplement sur les relations que le loup peut entretenir avec les autres carnivores et prédateurs puisque nous avons évoqué l’importance écologique de Canis lupus pour les charognards

En règle général, les grands prédateurs s’évitent et s’excluent bien que des prédations occasionnelles puissent avoir lieu (le loup sur le renard, le chien et parfois l’ours et le couguar qu’au moins il contraint à fuir), à moins qu’ils n’entrent en compétition l’un l’autre (le loup avec le coyote). Cependant il faut surtout retenir que ces grands carnivores et donc le loup sont des animaux très spécialisés en terme de régime alimentaire et d’habitats (même s’ils font preuve pour certains, les canidés surtout, d’une très grande capacité à s’adapter) et que chacun d’eux joue un rôle écologique fondamental qu’il est le seul à pouvoir remplir. (Schullery 1996)



Bibliographie

L.David Mech, Thomas J.Meier, John W.Burch, Layne G Adams, 1995, Pattern of prey selection by Wolves in denali National Park, Alaska, Pages 231-244 in L.D. Carbyn, S.H. Fritts and D.R seip, eds. Ecology and Conservation of Wolves in a changing World.

Trevor S. Peterson, Ecological Studies of wolves on Isle Royale (1998-1999, 1999-2000, 2000-2001, 2001-2002, 2002-2003, 2003-2004).

Dales. R. Seip, 1992, Factors limiting woodland caribou populations and their interrelationships with wolves and moose in southearstern British Columbia, Can. J. Zool. 70 : 1494-1503.

Mark E. McNAY, Jay M. Ver Hoef, 2003, Predation on moose and caribou by a regulated wolf population.

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