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Comprendre la néoténie

samedi 25 juin 2005, par Agnès Maillard

Néoténie : en zoologie, aptitude pour un animal de se reproduire à l’état larvaire, par extension, c’est l’aptitude de conserver des caractéristiques juvéniles chez un adulte.

« Tout ce qui est petit est mignon » dit la sagesse populaire qui, comme souvent, ne se trompe pas de beaucoup. En fait, pour être plus précis, tout ce qui est jeune est mignon. Durant son ontogenèse, un individu passe par plusieurs stades de développement jusqu’à la forme adulte propre à son espèce. On remarque cependant que chez la plupart des animaux, les vertébrés en particuliers, les stades juvéniles se caractérisent souvent par une tête plus grosse, des yeux plus grands et des formes plus rondes par rapport aux proportions du corps de l’adulte.
On remarquera aussi que les individus juvéniles inhibent le plus souvent les réactions agressives des adultes de leur espèce, voire, dans certaines circonstances, les réactions d’adultes d’autres espèces. Il semblerait que ce soit dû à ces caractéristiques physiques propres aux jeunes. Ainsi on a vu des chiennes s’occuper de chatons, des femelles de la famille des grands singes adopter des juvéniles d’autres espèces. Et nous gardons tous en mémoire les enfants sauvages "élevés" par des animaux, dont le plus célèbre (et non le plus réel) est Tarzan !

Le monde néoténique de Disney

Tout le monde aime Mickey. Et pourtant, c’est un rat ! mais pas n’importe quel rat, c’est un rat néoténique.
Mickey a connu plusieurs stades de développement. Au début, il était moins rond, avait des yeux plus petits et un museau plus long. Il ressemblait un peu plus à un vrai rat. Tout l’art de Disney a été de le rendre plus jeune au fur et à mesure qu’il vieillissait. Aujourd’hui, Mickey, comme le plupart des habitants du monde de Disney a une grosse tête toute ronde par rapport à son corps assez replet, de grands yeux, une voix de fausset et des comportements d’adulte. Il vit en couple avec Minnie, tout en ayant les proportions d’un enfant de 3 ans. Au sens propre, Mickey et ses amis sont néoténiques !

Les caractéristiques néoténiques sont assez répandues dans le monde du dessin animé, comme celui des mangas. Quand la japanime a débarqué en France, les commentateurs n’avaient de cesse de fustiger les personnages à grands yeux et grosse tête dont l’esthétique tranchait résolument d’avec celle de notre cinéma d’animation traditionnel.
Le dessin néoténique évoque donc le monde de l’enfance, la fragilité, une certaine forme de douceur (plutôt nostalgique) et nous pousse à une forme d’attachement primal avec ses personnages. On pourrait dire que le look néoténique est une déclaration d’amour, un appel à attiser chez le jeune spectateur une identification directe avec le personnage et chez les plus âgés, à déclencher un comportement de maternage, de protection, en même temps que la nostalgie de l’enfant que nous avons tous été. Ceci n’est qu’une hypothèse de l’impact du dessin néoténique sur celui qui le reçoit, mais pourrait devenir un intéressant terrain de recherche.

Déclinaison in design

Design 70’s
http://www.design70.com


L’application des caractéristiques néoténiques ne s’arrête pas au monde du dessin animé. Le design les a également recyclées pour intensifier l’aspect irrationnel et émotionnel de la relation que l’acheteur peut établir avec l’objet.

Le design des années 70 a arrondi les formes, a exagéré les détails, procurant la sensation d’avoir affaires à des objets bébés. La Coccinelle de Wolfwagen est une voiture purement néoténique, une voiture-jouet, à la bouille joufflue et sympathique et aux grands phares ronds. Bien sûr, cette manipulation de la forme des objets a des sources sociologiques, comme la mode du cocooning qui consiste à retourner chez soi et à s’entourer de moelleux et de doux, un peu comme un retour au nid, à la petite enfance. En période de crise sociale, de doute, d’anomie [1], la population a tendance à se tourner vers des valeurs refuges, la nostalgie et privilégie ce qui la renvoie au monde rassurant de l’enfance. Le design néoténique et le cocooning sont deux illustrations de cette tendance : se rassurer !

L’animal domestique et néoténie

Il est couramment admis que l’homme influe sur le comportement et la physionomie des animaux qu’il a domestiqués, ne serait-ce que par la technique de sélection des individus, génération après génération. Mais il est possible que l’influence de l’homme soit plus profonde que cela.

Le loup néoténique

Tous les chiens descendent du loup. Entre un basset et un prédateur des grands espaces, il y a un gouffre que la domestication peut combler. En effet, si l’on observe un chien par rapport à un loup, on s’aperçoit qu’il a des caractéristiques physiques et comportementales d’un loup juvénile. Selon certaines hypothèses, ce serait d’ailleurs cet état néoténique du chien qui lui aurait conféré son aptitude à évoluer par la suite en une multitude de races.

Est-ce le contact avec l’homme qui a favorisé le maintient de caractéristiques juvéniles chez le loup adulte domestiqué ou est-ce les loups adultes "juvéniles" qui auraient été les plus aptes à être domestiqués ?

L’expérience menée sur des renards et rapportée sur le forum par Maryan semble appuyer l’idée que c’est la domestication elle-même qui initie le processus de néoténisation chez l’animal en contact avec l’homme.
Comment la domestication d’un animal produit au fil des générations des individus néoténiques ? Comment ce changement environnemental finit par modifier l’ontogenèse [2] de l’individu, puis la phylogenèse [3] de l’espèce, au point de créer parfois de nouvelles espèces ?

La domestication est un changement environnemental radical.

L’animal domestiqué n’est pas soumis aux mêmes contraintes que l’animal sauvage : la nourriture et la boisson sont assurées régulièrement, l’habitat est fourni, l’animal est protégé des prédateurs. Il est aussi soigné contre les agents pathogènes et son environnement social est très différend de celui qu’il rencontrerait dans la nature.
Mieux nourri, mieux soigné, l’animal domestique va avoir un développement individuel optimisé tout au long de sa croissance et une durée de vie généralement plus longue de celle de ses congénères sauvages [4]. La plupart des comportements nécessaires à la survie en milieu naturels (recherche de nourriture, évitement des prédateurs, compétition et sélection du partenaire sexuel... etc) ne peuvent pas s’exprimer. Par contre, libéré de la contrainte d’assurer sa survie immédiate, l’animal peut faire perdurer à l’âge adulte des comportements spécifiques aux juvéniles de son espèce, comme le jeu !

La domestication a aussi des conséquences physiologiques.

La constance de la nourriture, la nécessité de gérer le stress généré par un environnement souvent inadapté modifient les échanges endocriniens de l’animal et conduisent à des modifications morphologiques, même durant l’ontogenèse de la première génération. La plupart de ces modifications morphologiques ne sont pas transmissibles, mais d’autres altérations touchent, elles, à la phylogenèse. En effet, au sein d’un groupe d’animaux, la domestication peut favoriser la survie d’individus présentants des caractéristiques phénotypiques qui auraient étaient rédibitoires en milieu naturel. Ainsi, un patrimoine génétique qui aurait été récessif à l’état sauvage peut avoir l’opportunité de s’exprimer en milieu protégé.

A titre d’exemple, un loup avec de petites pattes est probablement moins apte à la chasse que ses congénères. Mais à l’abri de l’homme, cette caractéristique n’est pas éliminatoire, elle peut même être sélectionnée par l’homme en vue d’une raciation : c’est ainsi que l’on peut passer au fil des générations du loup au basset ou au teckel !


[1Selon Emile Durkheim, sociologue français, période de transition sociale caractérisée par l’instabilité et l’incertitude : voir Durkheim’s Anomie (EN)

[2évolution, au cours de sa vie, d’un individu, de la conception à la mort. Chaque individu évolue, physiquement et comportementalement, d’une manière qui dépend de son espèce, des gènes qui lui ont été transmis par ses parents et de la nature de son environnement. Certains comportements apparaissent à des moments précis de l’ontogenèse (comme les comportements de reproduction, qui dépendent étroitement de la maturation des organes sexuels).

[3évolution, à travers les générations, d’une espèce. Certains comportements se construisent au cours de l’évolution d’une espèce, le plus souvent en réaction à un changement du milieu, dans un processus adaptatif. Ces comportements phylogénétiques apparaissent comme innés chez l’individu. La phylogenèse étudie essentiellement la dynamique d’adaptation d’une espèce à travers le temps.

[4Exception notable est faite pour les animaux d’élevage intensif, dont la durée de vie est en fait raccourcie par rapport à l’individu sauvage

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