Revue Etho-logique

Accueil > Généralités > Le monde selon Albert Jacquard

Gène-éthique

Le monde selon Albert Jacquard

Conférence à Vanosc (Ardêche)

mercredi 16 juin 2004, par Jean Dornac

Albert Jacquard est un homme vraiment exceptionnel. C’est l’esprit et l’action. Encore samedi passé, il était aux côtés des mal-logés ou sans logis et avec le DAL sous les fenêtres du ministre Borloo.
Quelques jours auparavant, il était présent à Vanosc, petit village du nord de l’Ardèche pour inaugurer une salle communale dédiée à Jean Moulin.

Ce qui frappe chez Albert Jacquard, c’est la très grande intelligence, mais aussi, mais surtout, la douceur du regard, lorsque vous avez la chance d’être face à lui.
Le texte que vous allez lire est la transcription de l’intégrale de la conférence qu’il a donnée à l’occasion de l’inauguration de la salle Jean Moulin.

Un grand moment d’humanisme et de lucidité à ne pas manquer même si le texte vous semble long...

Jean Dornac


Qu’est ce qui arrive donc aux hommes qui pourraient véritablement mettre en place tout ce qu’il faut pour que l’humanité soit, je ne dis pas heureuse mais en tout cas délivrée d’elle-même, alors que partout, tout va mal ! Qu’est-ce qui se passe ? Alors, la réflexion que je vous propose voudrait partir des concepts scientifiques les plus récents. Car en fait, la façon dont nous regardons le monde, dont nous nous regardons nous-mêmes, cette façon-là est avant tout fonction des concepts qui nous permettent de définir les objets. Or, il se trouve que ces concepts ont été très modifiés au cours du 20ème siècle. Par conséquent, toutes les images du monde ont été changées. C’est vrai à propos par exemple du cosmos, de l’expansion de l’univers, mais c’est vrai surtout, de façon bien plus importante, à propos des êtres vivants, et parmi ces êtres vivants, de nous-mêmes.

Qu’est-ce que nous sommes

, c’est par là que je vais commencer, en tirant les conséquences d’une découverte dont vous avez tous entendu parler, mais dont on n’a pas compris à quel point elle changeait tout. La découverte du fonctionnement d’une molécule que l’on appelle ADN ! Tous les enfants apprennent ça maintenant au collège. L’ADN, c’est une molécule en spirale et double hélice et qui explique tout ce qui se passe chez les êtres que l’on dit vivants. On a découvert depuis 1953, que finalement on explique tout chez les bactéries, chez les animaux, chez les plantes ou chez les hommes en comprenant comment la molécule d’ADN gouverne la fabrication d’autres molécules et protéines et donc tout cela se met en place pour créer cet objet très étrange qu’est un être vivant. Mais, puisque ça s’explique avec des mécanismes liés à des molécules, finalement, le mot vie est un mot de trop. Il n’y a plus, depuis la découverte de l’ADN, de mystère de la vie, il y a une explication de ce qui se passe chez un être vivant et cette explication est finalement très semblable, elle fait appel aux mêmes lois de ce qui se passe chez n’importe quel objet inanimé, si bien qu’on est devant le constat, qu’actuellement, il nous faut regarder le monde autour de nous sans utiliser réellement le concept de vie, il suffit de le remplacer par un autre concept que je vais vous proposer, le concept de complexité.

Alors que s’est-il passé ?

On s’est aperçu que tout ce qui se passe donc chez les êtres vivants s’explique avec l’ADN et par conséquent tout ce qui est autour de nous, inanimé ou vivant, appartient à la même catégorie des objets secrétés peu à peu par l’univers. Et on retrouve d’ailleurs au passage une intuition qu’avait eue quelqu’un qui va vous sembler inattendu dans cette réflexion, François d’Assise. François d’Assise, vous le savez, disait : " mes frères les oiseaux", et effectivement, on est maintenant tous d’accord que les oiseaux, les hommes et au fond tous les êtres vivants ont un arbre généalogique commun et par conséquent, les oiseaux sont nos cousins, sinon mes frères. Mais il disait aussi, François d’Assise, et c’était parfaitement scandaleux au fond, il disait "ma petite sœur la goutte d’eau", autrement dit même la goutte d’eau est ma parente, je suis dans la même catégorie et c’est exactement ce que je viens de vous dire, la goutte d’eau, un animal, une plante, moi, peu importe, nous sommes les produits des mêmes mécanismes qui font que les molécules se repoussent ou s’agrègent que les atomes font ceci et cela.

Au fond, tout s’explique par les lois de l’univers. Et nous voilà devant un problème complètement nouveau et dont il faut prendre la mesure. Le problème à la fois de l’enthousiasme devant la compréhension d’un univers qui est parfaitement homogène ou plutôt dont les conséquences, dont les mécanismes internes sont parfaitement homogènes et la réalité d’un être humain qui se trouve de toute évidence différent de ce qui l’entoure. Voilà le problème de la spécificité humaine qui se pose de façon totalement différente depuis un demi siècle. Bien sûr, les élèves, les étudiants apprennent comment fonctionne l’ADN mais on ne les fait pas réfléchir aux conséquences que cela a sur le regard qu’ils doivent porter sur le cosmos et dans le cosmos, sur cet objet particulièrement intéressant qui est moi, autrement dit chacun.

Alors comment est-ce que l’on peut essayer de définir la spécificité humaine. Certainement pas en analysant un être humain ! Vous prenez Albert Jacquard, vous voulez savoir de quoi il est fait : alors vous raisonnez comme Descartes, vous le coupez en petits morceaux et vous trouvez des organes des poumons un cœur etc, et puis vous continuez, vous trouvez des molécules, vous trouvez des atomes et une fois que vous avez fait cette analyse vous savez tout, atome par atome de ce que je suis, mais vous êtes passés à côté de l’essentiel de la réalité. Pour le faire comprendre j’aime bien dire à mes élèves, utiliser pour mes élèves, la métaphore de celui qui est passionné par les silex, de celui qui voit un silex et qui veut comprendre comment il fonctionne. Alors il va dans un laboratoire et on analyse le silex, grâce à tous les produits chimiques, à toutes les expériences et on sait tout du silex, du silicium qui est dedans, du carbone etc. Mais on est passé à côté de la propriété essentielle du silex qui est que, frotté par un autre silex, cela donne une étincelle, et cela peut mettre le feu. Autrement dit, je sais tout de ce silex, mais je ne sais rien du silex en général car j’ai oublié ce qui se produisait quand un silex en rencontre un autre !

Eh bien, ça va être la même chose avec l’être humain, une fois qu’on saura tout de ce qu’il est d’un point de vue biologique, on sera peut-être passé à côté de l’essentiel qui est sa capacité à produire de l’inattendu lorsqu’il se heurte en face d’un autre. En effet pour bien comprendre ce que c’est qu’un être humain, il faut raconter son histoire et son histoire elle commence quand ? Elle commence avec le big bang ! Nous autres les membres de l’univers, que nous soyons des étoiles, des galaxies des bactéries ou moi, nous autres membres de l’univers, nous sommes les produits de mécanismes qui sont en marche depuis maintenant environ 15 milliards d’années et depuis 15 milliards d’années qu’est-ce qui se passe, il se passe un phénomène étrange, c’est que, peu à peu, on voit apparaître dans cet univers des objets de plus en plus riches ou comme l’on dit maintenant, de plus en plus complexes. En effet, on est allé voir comment était l’univers peu de temps, après le big bang, peu de temps c’est-à-dire quelques centaines de millions d’années, mais peu importe ! Et on a été surpris, cet univers était particulièrement pauvre, plat, sans intérêt, il était pour reprendre les mots de Hubert Reeve, il était de la purée sans grumeaux, et ce qui est intéressant dans la purée, ce sont les grumeaux ! Eh bien, les grumeaux, il n’y en avait pratiquement pas.

Cosmologie

Alors on a beau chercher, on a beaucoup de peine à trouver des grumeaux dans la réalité du cosmos d’il y a 15 milliards d’années. Mais, peu à peu, les sédiments de cette purée ont été soumis à des forces, à la gravitation, à des forces électromagnétiques etc. Et ces forces ont agi sur ces petits éléments et, peu à peu, elles ont été amenées à s’agglutiner, à créer des grumeaux et, progressivement, à faire des grumeaux de plus en plus complexes. Un grumeau est complexe quand il a beaucoup d’éléments, des éléments divers et surtout des éléments en interactions subtiles les uns avec les autres. Et l’on va s’apercevoir que depuis 15 milliards d’années, le cosmos est en proie à une complexification permanente et, du coup, à l’apparition de propriétés, de performances inattendues.

Un exemple qui plaît bien aux astrophysiciens, c’est l’exemple de ce qui se passe actuellement dans les étoiles en fin de vie. Dans ces étoiles, il y a beaucoup d’hélium, et un atome d’hélium c’est fait avec deux protons et deux neutrons et comme vous le savez la chimie d’hélium est très pauvre. Mais de temps en temps dans ces étoiles, trois noyaux d’hélium se rencontrent ensemble, par hasard, et comme il fait très chaud, ils ont beaucoup d’énergie, au lieu de rebondir, ils s’agglomèrent, cela fait 3 fois 2 = 6 neutrons et 6 protons et cela donne un atome de carbone et un atome de carbone est à la source d’une chimie extraordinairement riche ! Et voilà le schéma central de notre univers, c’est que quand il fond des objets relativement pauvres aux performances plutôt lamentables comme l’hélium, il peut fabriquer en les agglomérant un objet qui a des propriétés extraordinaires. C’est exactement le contraire de tout ce que nous avons appris, en tout cas, ce que j’avais appris moi. J’avais appris, quand j’allais au catéchisme, que l’univers était stable et tout le monde avait appris cela et que l’univers était tel que le Créateur l’avait fait. Et, d’ailleurs, quand vous lisez la Bible vous constatez que le Créateur, tous les soirs, va se reposer, regarde ce qu’il a fait dans la journée et trouve que c’est très bien ce qu’Il a fait là. Chaque soir, il regarde et Il dit, " c’est pas mal ", autrement dit il y a une autosatisfaction divine qui est assez étrange, mais qui est au fond le signe, puisqu’il a bien réussi, qu’Il ne va plus rien changer. On a la vision d’un univers définitivement bloqué et stable...

Plus tard, quand j’étais à l’université on m’a appris la vision du 19ème siècle qui nous fait croire que l’univers est en proie à une sorte de dégénérescence ; il s’abîme, il vieillit, il va de moins en moins bien et on m’a appris que toutes structures matérielles étaient vouées finalement au désordre, à l’entropie croissante. Et voilà que le 20ème siècle et, malheureusement, c’est rarement dit nous fait comprendre exactement le contraire. L’univers n’est pas du tout stable, il n’est pas bloqué, l’univers n’est pas du tout en train de s’abîmer, il est en train de s’auto-créer, il fait apparaître de plus en plus de choses extraordinaires qui n’étaient pas non plus au début. Entre la purée initiale d’il y a 15 milliards d’années et la réalité actuelle de l’univers, il y a évidemment un changement fabuleux dans le sens de la complexification et dans le sens de la performance. Mais je crois qu’on ne réfléchit pas assez à ce renversement complet du regard. Nous sommes dans un univers qui se fabrique ! Il se fabrique, il se complexifie, il fait apparaître des choses nouvelles, mais ça va lentement. Et 15 milliards d’années ça passe vite finalement, si bien que quand vous allez au cœur d’une étoile, vous ne voyez pas beaucoup de complexité. Il y a des choses, bien sûr, quand même, mais ce n’est pas très complexe. Si vous allez dans les vides intergalactiques, il y a pas grand chose de complexe, mais il y a quelques endroits, et on en connaît un, la Terre, où, par hasard, par coïncidences, le mouvement vers la complexité a été accéléré. Vous savez que notre Terre, par exemple, a la chance d’être à la bonne distance du soleil pour qu’il y ait de l’eau liquide ; elle a la chance aussi d’avoir une marche telle que la gravitation a retenu l’atmosphère ; elle a la chance d’avoir une ceinture de (...) autrement dit à la suite de coïncidences étranges, enfin cela peut arriver, le mouvement vers la complexité a été accéléré.

Phylogenèse de l’humain

Si bien que, sur la Terre, sont apparus il y a 3 milliards et demies d’années, alors que la terre a 5 milliards d’années, sont apparues des molécules de toutes espèces dont en particulier la molécule d’ADN. La molécule d’ADN a quelque propriétés, quelques performances à son actif, en particulier, elle sait se cloner, comme on dit maintenant, elle sait faire le double d’elle-même et par conséquent elle est capable d’être pratiquement indestructible. Quand une molécule d’ADN est détruite ce n’est pas grave puisque elle a eu le temps de faire son double si bien que grâce à cette propriété de reproduction la molécule d’ADN a été pratiquement indestructible. Elle est toujours là, trois milliards d’années plus tard ! Et puis, peu à peu, elle s’est complexifiée cette molécule, elle a appris a fabriquer des protéines. Les protéines se sont mises autour et ça a donné des objets qui naturellement étaient soumis aux mêmes lois que n’importe quel caillou, mais, qui à cause de leur complexité ont eu des performances inouïes, comme de digérer, de réagir, de respirer... Alors ce sont toutes les bactéries, tous les petits êtres monocellulaires. Et pendant 3 milliards d’années, deux milliards et demi d’années, à peu près, eh bien la vie s’est répandue, comme on dit, mais au fond ce sont des objets qui sont possesseurs de l’ADN.

Apparition de la reproduction sexuée
Et puis un événement est apparu dont étrangement on ne parle presque pas dans les programmes scolaires, et c’est pourtant le plus grand événement de toute l’histoire de la Terre. Il s’est produit il y a probablement 900 millions d’années. C’est le remplacement de la méthode des bactéries où ces êtres unicellulaires se dédoublaient pour se reproduire, c’est le remplacement de la reproduction par la procréation ! Alors, la procréation vous savez tous ce que c’est, mais quand on y réfléchit, on n’arrive pas à s’expliquer comment elle a pu s’installer. En effet, un qui devient deux, c’est facile : on se coupe en deux, c’est ce que fait la moindre bactérie. Mais 2 qui doivent produire 1, ça c’est beaucoup plus compliqué et ceux qui ont fait un petit peu d’études de biologie peuvent se souvenir que la reproduction est très simple, tandis que la procréation est un processus interne et c’est très compliqué ! Et si vous me demandez de l’expliquer au tableau noir, j’en suis incapable...

Autrement dit il y a eu un changement complet où 2 devient 1, au lieu de 1 devient 2. Et comme le 2 devient 1, chacun des deux géniteurs doivent donner la moitié d’eux-mêmes. Comme le géniteur donne la moitié de lui-même, il faut qu’il se partage en deux et voilà une nouvelle façon de présenter les choses alors qu’on croyait que nous étions des individus. En fait, nous autres les êtres sexués, nous sommes des " dividus " puisque nous nous coupons en deux pour transmettre la moitié de ce que nous avons reçus à nos descendants. Si bien que le résultat de ce procédé, un peu compliqué bien sûr, le résultat qui fait que ça dure encore, c’est qu’à chaque fois on fait du neuf, on fait de l’inattendu ! Procréer, c’est avant tout jouer avec le hasard, c’est faire n’importe quoi et comme on fait n’importe quoi, eh bien, peu à peu, on fait des êtres étranges et c’est comme cela que s’est mis en place la diversification des êtres vivants qui se sont multipliés, mais pas en étant toujours le même, mais en étant toujours différent. Chaque fois qu’un être a été procréé, il était inattendu, il était nouveau, il était unique et, par conséquent, il a pu commencer une aventure tout à fait originale. C’est ce qui s’est produit peu à peu avec tous les êtres sexués : par exemple les poissons, ils sont sortis de l’eau, ils ont conquis les terres émergées, d’autres se sont mis à voler, d’autres sont devenus des primates et il y a 5 ou 6 millions d’années voilà que parmi les primates, il y a un primate qui tombe des branches !

Les primates
Ce n’est pas une bonne idée pour un primate puisque le propre des primates c’est de vivre dans les branches ! Eh bien voilà qu’un primate tombe des branches parce que ses pattes arrières sont mal fichues, enfin ça ne va pas très bien et, du coup, il se différencie. Mais en fait, c’est un raté ! Bien sûr, vous l’avez deviné, c’est notre ancêtre à tous ! Notre ancêtre primate raté qui a eu bien des malheurs et en particulier qui a, il y a pas très longtemps, il y a un million et quelques années, été la victime de mutations qui ont failli coûter la vie de l’espèce humaine. En effet, on ne sait pas pourquoi, de mutations ou hasards, une technique qui permet à un être humain de fabriquer son cerveau à l’état fœtal, cette technique s’est complètement fourguée par quelque mutation. Là où un primate normal, sérieux, met en place dans son cerveau 7 ou 8 milliards de neurones, de cellules, nous nous trompons et nous en mettons en place au moins 100 milliards !

Le cerveau humain

100 milliards ça fait de la place et quand le bébé veut naître, il s’aperçoit que le bassin de sa maman est beaucoup trop étroit. Ça fait partie des erreurs de la nature, pouvoir donner à l’espèce humaine, aux femelles de l’espèce humaine, un bassin ridiculement étroit si bien que le bébé ne peut pas passer. Alors avec ses 100 milliards de neurones, elles ont eu quand même une bonne idée : c’est de faire naître le bébé avant qu’il soit terminé et c’est comme cela qu’on donne naissance à des larves de personnes dont personne ne voudrait parce que, en fait, ils ont très peu d’espérance de vie... Mais voilà, on fait avec. Toujours est-il que j’aime bien insister sur le fait que cette mutation qui nous a donné un gros cerveau a été au départ un handicap épouvantable qui a fait que les trois quarts de nos bébés mouraient avant quelques mois étant donné les conditions de la nature. Mais il se trouve que la sélection naturelle n’a pas été trop méchante et qu’on est passé au travers et, peu à peu, ce qui était un handicap d’un cerveau trop gros est devenu la chance d’un cerveau très gros !

100 milliards c’est beaucoup ! 100 milliards de neurones, là-dedans, et ce n’est pas fini ! Une fois que le bébé est né, voilà qu’il va se mettre à faire proliférer des connexions entre ses neurones. Et quand il arrive à la puberté, il arrive avec une collection de 10 000 connexions par neurone... Pour cent milliards, ça fait donc un million de milliards de connexions ! En effet, avec des enfants, pour leur faire comprendre à quel point c’est fabuleux ce qu’ils ont là-dedans, je leur dit : " j’ai une petite fille, je lui ouvre le crâne, par un geste simplement, en disant on va lui compter ses neurones... cent milliards, ça prend du temps. On va lui compter ses connexions, un million de milliards, n’essayons pas on n’arrivera jamais au bout... Mais, quel âge tu as ? J’ai quinze ans ! Alors quinze ans ça fait, j’ai fait le calcul, 400 millions de secondes, ton véritable âge c’est 400 millions de secondes. Divisons un million de milliards par 400 millions on trouve 2,5 millions ! C’est le nombre de connexion que tu as mis en place dans ton cerveau à chaque seconde depuis que tu es née ; toc, toc, toc ,à chaque fois 2,5 millions de connexions supplémentaires et cela dure comme cela depuis que tu es née ! "

Intelligence ?
Alors, quand je m’adresse à des gens qui ne sont plus des enfants, qui ont dépassé la puberté, je leur dis qu’il faut avouer qu’effectivement chez nous autres les plus vieux, ça s’est un peu ralenti. Alors mettons qu’on en reçoit... mettons un million par secondes, ce n’est quand même pas mal, car compter le nombre de secondes écoulées depuis que vous avez commencé à m’écouter : cela fait quelques milliards de choses qui sont dans votre cerveau et qui n’étaient pas là tout à l’heure avant que vous êtes rentrés, autrement dit vous êtes tombés dans un piège ! Mais ce merveilleux piège, c’est le fait que ce cerveau n’est jamais saturé et avec ça on a effectivement une spécificité étrange, qui est fond celle de quoi ? Celle de l’intelligence, me répondrez-vous ! Oui, c’est la 1ère réponse, elle n’est pas mauvaise. Grâce à ce cerveau fabuleux, ce million de milliards de connexions etc., grâce à ça je suis capable de regarder le monde autrement, bien mieux que ne peuvent le faire les animaux, de me poser des questions, de trouver des réponses, d’imaginer, d’être aimé, de peindre des tableaux, de peindre la grotte de Lascaux, d’inventer la théorie de la relativité ! Je suis capable de tout cela, grâce à mon intelligence, bravo ! Alors, je suis fier, mais je me dis que je suis sans doute passé à côté de l’essentiel si je m’arrête là. En effet, ce que nous avons fait, peut-être de plus décisif, ce n’est pas de bâtir cette intelligence, c’est magnifique, je n’ai rien contre, mais on a fait mieux encore ! Nous avons imaginé des moyens de communication infiniment plus subtils que ceux dont disposent les animaux. Les animaux communiquent, ils se donnent des informations les uns aux autres, même les abeilles savent faire ça, d’accord, mais il ne semble pas que les animaux aillent beaucoup plus loin que le transfert d’informations.

Nous, nous sommes capables de dire à l’autre non seulement ce que nous savons mais ce que nous imaginons, ce que nous avons de plus intime, nos angoisses, nos espoirs, ce que l’on voudrait, ce qui nous fait peur, on peut le dire à l’autre et du coup on est en train sans l’avoir prémédité, sans l’avoir voulu, on est train de fabriquer un être supérieur à chacun de nous. Nous sommes en train de fabriquer ce qu’on appelle volontiers le surhomme ! Le surhomme, ce n’est pas Rambo avec des muscles ou un gros cerveau, non, le surhomme ce n’est pas vous, ce n’est pas moi, c’est nous ! C’est nous, dans la mesure où nous sommes capables de mettre en commun l’essentiel de nous-mêmes.

Et du coup, comme nous sommes capables d’être plus complexes en participant à ce « nous », alors nous pouvons dire que nous allons avoir des performances qui seront des performances de « nous » alors qu’elles ne sont des performances ni de toi, ni de moi ! Mais voilà, je crois une définition meilleure que les autres de l’humanité, oui j’ai un gros crâne, oui j’ai un cerveau merveilleux, oui je suis intelligent, c’est magnifique, mais ce que j’ai de plus merveilleux c’est que je suis capable de regarder l’autre dans les yeux et de fabriquer quelque chose quand même qui sera plus riche que moi plus performant que moi. Souvenons-nous de ce qui se passait avec l’hélium et le carbone : l’hélium est incapable d’imaginer ce que va être capable de faire le carbone et pourtant il suffit de (peu) pour faire un carbone ! Eh bien, pour faire un surhomme, il suffit de vous, de moi, à condition que l’on soit capable de se regarder dans les yeux, de créer une véritable rencontre et, du coup, voilà une chance, un projet humain décisifs.

A quoi ça sert d’être intelligent ? Ça sert à inventer des théories, à inventer des techniques, ça sert à fabriquer toutes sortes de belles choses, même des bombes atomiques, ça sert aussi à soigner des maladies, bien sûr, mais tout ça ce sont des complexifications qui vont pas bien loin. Ce qui par contre va très loin, c’est quand je regarde un autre dans les yeux et que du coup nous sommes capables de performances inouïes, comme par exemple de se savoir être ! Ça aussi on insiste pas assez, mais je sais que, moi, Albert Jacquard, je me demande comment je peux être capable de cette performance là ? Qui dit « je » quand je dis « je » ? De qui je parle quand je dis « je » ? Voilà des questions qu’aucun animal ne peut se poser, car dire « je », c’est se savoir être, c’est accéder à la conscience et l’important c’est justement cette conscience d’être !

Regardez comme il faut changer même les proverbes, même les citations, « to bee or not to bee that is the question », pas du tout ! Etre, c’est pas du tout essentiel, n’importe quel caillou est ! L’important, c’est de se savoir être, un caillou « est », mais il ne le sait pas, moi « je suis » et je suis capable de le savoir à partir du moment où je participe à la communauté humaine ! Alors, vous voyez qu’avec cette réflexion là, on aboutit à une définition tout autre de l’homme ! Bien sûr, l’homme est un objet, bien sûr l’homme est un animal, mais il est plus, il est capable et apparemment, seul capable d’une métamorphose. Il y a donc une double définition : il y a l’objet, le petit être, l’individu je dirais, créé par la nature : alors oui, un ovule et un spermatozoïde se sont rencontrés, 2 patrimoines génétiques ont fusionné, ça a donné toute une mécanique, merci à la nature, cela fonctionne plus ou moins bien. Ça c’est l’individu, mais il se trouve qu’il a été immergé dans une collectivité humaine dans une communauté humaine qui l’a transformé en une personne.

Vers un projet politique

La nature avait fait un individu, c’est la communauté humaine qui fait une personne, une personne capable d’être consciente, capable aussi de penser l’avenir, capable de faire des projets !
Avec ces définitions, je crois qu’on est au pied du mur pour faire un projet politique, c’est-à-dire comment vivre ensemble. Naturellement, cette vision-là, elle a déjà été évoquée mais, elle ne reposait pas sur une connaissance scientifique. Elle a été évoquée par Erasme par exemple qui disait : « on ne naît pas homme, on le devient », ça a été repris par Simone de Beauvoir à propos des femmes, mais ça avait été dit bien avant à propos de tous les êtres humains : quand il naissent, ils ne sont pas encore humain ; ils sont prêts à le devenir. Ils le deviendront s’ils sont immergés dans une collectivité. Ça a été dit aussi par quelques philosophes, mais il y a deux citations que j’aime bien rapprocher parce qu’elles sont très éloignées dans le temps, mais ils disent la même chose. La 1ère c’est une citation du philosophe Karl Marx, donc au milieu du 19ème siècle qui disait : « l’essence de l’humanité on ne la trouve pas dans chaque être humain, on l’a trouve dans la communauté humaine », oui, c’est bien ce que je suis en train de vous dire ! Si je suis un humain, ce n’est pas parce que mon patrimoine génétique m’a fait humain, il ne m’a pas donné la recette pour le devenir ! La recette, elle est venue des autres ! L’autre citation bien antérieure, elle est de Jésus, disant : « Lorsque vous serez réunis, je serai parmi vous », autrement dit, dès que vous êtes capables d’entrer en union les uns en face des autres, non pas pour vous battre, mais pour vous écouter, alors je serai parmi vous ! Cela veut dire, quelqu’un de supérieur à vous sera là, oui, c’est le surhomme que j’évoquais tout à l’heure.

Alors, du coup, le projet politique il est tout simple : on est 6 milliards, on va être 9 milliards... et si on essayait chaque fois que l’on se rencontre de créer le surhomme, c’est-à-dire de se comprendre de s’enrichir l’un par l’autre ? Ce n’est pas très difficile, il suffit de se regarder. Il se trouve qu’on ne fait pas ça, il se trouve, il n’y a pas besoin de décortiquer l’actualité, pour se dire que c’est exactement le contraire qui est fait et, pire encore, c’est exactement le contraire qui nous est enseigné qui nous est conseillé ! J’espère, dit-on aux enfants, que tu seras le 1er de ta classe ; j’espère que tu vas bien te battre contre les autres ; que tu vas rentrer à l’ENA ou à polytechniques etc ! Tu es sur terre pour vaincre les autres ! On ose dire cela ! A partir du moment où l’on regarde l’autre comme un adversaire potentiel, comme quelqu’un qui me barre la route alors effectivement je ne peux que lui faire des croc-en jambes, je ne peux que m’arranger pour qu’il ne me gêne pas trop et je vais donc essayer de l’éliminer. Et du coup, oh bien sûr au début je vais gagner des batailles, je vais l’emporter sur un tel, sur un tel, sur un autre, mais l’aboutissement il est prévisible, il est connu, l’aboutissement c’est la guerre perdue, et du coup est-ce que c’est vraiment un conseil à donner ? Non il faut dire à un enfant j’espère que tu ne seras jamais premier, ni dernier parce que ça n’a pas de sens ! Ça ne veut rien dire ! Il ne s’agit pas de t’abandonner, il s’agit de lutter, bien sûr qu’il s’agit de lutter, et contre qui ? Pas contre l’autre ! Contre toi ! Il s’agit de devenir quelqu’un ! C’est pas facile, c’est tout au long de la vie difficile, mais tu as besoin d’aide, les autres sont là pour ça, par conséquent, ça devient cohérent !

Compétition !


Imaginez une société où au lieu d’être en état de méfiance permanente, on est en état de confiance, d’ouverture ! Vous me direz : " oui mais alors on va tout perdre au début..." Peut-être... ce n’est pas sûr, c’est pas sûr ! Le fameux tendre la joue, ça n’a jamais été essayé, alors on peut peut-être imaginer que cela pourrait marcher, pourquoi pas. Mais essayons d’être concrets... Je me dis, mais, qu’est-ce qui empêche la société dans laquelle je vis d’appliquer cette règle si simple de l’ouverture à l’autre pour se construire soi ? En cherchant, il me semble que le ver est dans le fruit, car notre société a beaucoup de qualité, je ne le nie pas, nous vivons dans une démocratie, on a le droit de parler etc, je ne dis pas de mal de ma société occidentale, mais je suis bien obligé quand même d’être lucide ! Je veux dire qu’elle a quelquespetits défauts ! Et elle a un défaut majeur, le ver qui fait pourrir le fruit, ce ver c’est, il me semble, l’esprit de compétition ! L’esprit de compétition, je regarde l’autre et j’ai peur,et je l’emporte sur lui, et je gagne ! Et on essaie de faire des gagnants ! Mais chaque fois qu’on fait un gagnant, on fait toute une multitude de perdants ! Je n’ai pas le droit de faire des perdants !

Alors de façon immédiate, je m’interroge sur ce qui est le plus beau symbole de la compétition et je ne vais pas chercher bien loin. Il se trouve qu’au mois d’août, il y a les Jeux Olympiques. Or, les Jeux Olympiques, c’est quoi ? C’est la compétition ! Oh, bien sûr, on m’explique qu’à la suite de Pierre de Coubertin, l’important c’est de participer mais pas de gagner. Mais il suffit d’y aller, et j’y suis allé à plusieurs reprises, et regarder pour s’apercevoir que c’est une belle hypocrisie ! Il n’est question que de gagner, on ne demande que cela, on le demande aux athlètes et on le demande aux villes qui se présentent pour organiser les jeux. Vous savez qu’actuellement Paris présente sa candidature pour organiser les jeux en 2012, mais il va s’agir de se battre contre d’autres villes, je sais pas lesquelles, pour pouvoir l’emporter sur l’autre. D’un bout à l’autre les Jeux Olympiques sont le symbole de la compétition, or on a besoin de symbole, mais celui de la compétition, non !

Alors du coup, ce n’est pas pour faire de la pub, mais je suis obligé d’en parler, il se trouve que je me suis dit qu’il faut l’écrire puisque tu le penses mon ami ! Alors j’ai fait un petit bouquin en disant : « Halte aux Jeux » ! Ça m’a appris beaucoup de choses : ça m’a appris qu’effectivement les grands sportifs, les vrais, sont ceux qui ne cherchent pas à gagner. Il se trouve qu’ils ont été bons, ils se sont bien préparés, alors ils courent vite, ils sont heureux, mais au fond ils n’en sont pas si fiers. Du coup, on pourrait leur demander le bel exemple de ne plus chercher à être les premiers. Un exemple comme ceci dans l’histoire des Jeux, j’ai appris ça en écrivant mon livre, en 1952, il y a eu a Stockholm les Jeux et il y a eu la course du 5000 mètres. Et bien, au bout de 4900 et quelques mètres 4 coureurs dont Alain Mimoun qui vit encore chez nous, Zatopek, le tchèque, Chataway, l’anglais et Chander, l’allemand, ils étaient au coude à coude. Aucun des 4 n’arrivait à gagner. On se dit que c’était une histoire tellement belle, s’ils n’avaient pas été mal préparés, ils se seraient dits : " qu’est ce qu’on fait là, moi Mimoun je suis à côté de Zatopek, il est formidable, il court aussi vite que moi, je suis à côté de Chataway, il est merveilleux, je ne vais pas essayé de le vaincre, alors on se prend par le bras et on arrive tous ensemble..." Eh bien, on m’a dit que cette fin du 5000 mètres qui aurait été merveilleuse, elle était interdite par le règlement ! Il paraît qu’on n’a pas le droit !

On n’a pas le droit de faire son maximum pour dépasser l’autre alors qu’on doit faire son maximum pour se dépasser soi ! Alors, du coup, voilà un bel exemple... J’aimerais que, effectivement, les gens comme Mimoun et cie soient capables de courir avec moi, non pas pour que je courre plus vite qu’eux, mais pour m’entraîner à courir plus vite que moi ! Cette histoire est la preuve que le fameux proverbe « il suffit de partager et pas de gagner » n’est absolument qu’une hypocrisie ! C’est que... il suffit de regarder la tête des 4ème. Je ne sais pas si vous vous souvenez le ou la 4ème ? Il pleure tout ce qu’il peut pleurer parce qu’il ne va pas monter sur le podium alors que, très probablement, celui qui arrive 4ème, il vient de réussir un exploit formidable ! Bien sûr, y en a trois qui font mieux que lui, mais quand même, c’est merveilleux ce qu’il a fait ! Mais au lieu d’être content en disant « j’ai encore dépassé mes propres records », le voilà qui pleure parce qu’il ne va pas sur le podium ! Mais de quoi s’agit-il ? Quel âge ont-ils ? C’est de l’infantilisation ! Alors du coup j’ai essayé d’écrire un petit bouquin... N’y croyez plus, ne croyez pas aux Jeux Olympiques ! Croyez à la rencontre !

Arrangez-vous pour que ces Jeux soient une vraie rencontre ! Pourquoi pas ? J’ai eu une longue conversation avec le successeur de M. Samaranch qui était l’ancien patron des Jeux Olympiques, M. (...) maintenant, où il me dit qu’il n’était pas d’accord avec moi. Je m’y attendais ! Mais au fond, il ne m’a pas engueulé et les gens que j’ai rencontrés au musée olympique m’ont tous dit que je travaillais dans la bonne direction car, pensent-ils, il y a deux cancers pour les Jeux : le dopage et le fric ! Et le dopage, à la réflexion, on n’y peut rien ! On n’y peut rien parce que, bien sûr, on peut lutter contre des substances, mais si vous vous souvenez d’une certaine année, les athlètes féminines qui venaient de l’Allemagne de l’Est, la moitié d’entre elles étaient enceintes, enceintes de quelques semaines ou de quelques mois parce qu’on pensait que dans cet état-là elles avaient un cœur qui fonctionnait mieux etc... Bon, ce n’était pas du dopage, ce n’était pas non-naturel pour une jeune femme que d’être enceinte et pourtant on est tous écœurés par ce genre de comportement ! Bien sûr, ce n’est pas sérieux, mais du coup il y a une course actuellement entre ceux qui inventent des produits nouveaux et ceux qui essaient de lutter contre à coups d’interdictions. Mais l’imagination des biologistes sera toujours plus rapide que la réaction des gens qui sortent des règlements. Par conséquent, la lutte contre le dopage, elle est perdue d’avance ! La seule chose à faire, c’est de supprimer la cause du dopage et la cause du dopage, c’est la compétition !

Quant au fric, je n’en parle pas trop, mais il faut savoir que les Jeux Olympiques ont été sauvés par l’idée de M Samaranch de généraliser le sponsoring. Le sponsoring, ce mot français, signifie que le logo des Jeux, vous savez les 5 cercles qui représentent les 5 continents, est associé à l’idée de la pureté de la performance, donc c’est un logo très positif et il y a d’autres grandes entreprises qui ont des logos qui sont nettement moins positifs... Alors pour améliorer l’image de marque de Coca Cola, eh bien Coca Cola achète, très cher, des centaines de millions de dollars, achète très cher le droit de simplement mettre le logo des Jeux à côté, sans rien dire de plus, à côté du logo de Coca Cola ! Et au fond on prend les lecteurs ou les spectateurs pour des imbéciles puisqu’on pense qu’ils diront qu’ils ont vu l’un à côté de l’autre un logo sympathique avec un logo qui l’est moins quand même, celui de Coca Cola. Alors, eh bien, ils aimeront Coca Cola à cause de ça ! Au fond c’est exactement comme si vous aviez un ensemble de jeunes femmes aux vertus plutôt douteuses. Alors, pour prendre la photo, vous mettez devant une jeune fille à la pureté absolue. Alors on dit que la pureté de la jeune fille du milieu va rejaillir sur l’opinion qu’on aura des jeunes femmes qui sont autour... C’est vraiment se moquer du monde ! C’est nous tromper sur la marchandise et du coup le sponsoring devrait être totalement interdit !

Du coup, aussi, eh bien on peut imaginer un monde, pourquoi pas, peut-être par pour ce siècle-ci, quoi que... vraiment, pourquoi pas, un monde où progressivement on écarterait le goût de la compétition... On dit, pour me donner honte, puisque je suis biologiste, on me dit, mais « au cours de l’évolution, c’est grâce à la compétition que les espèces peu à peu se sont améliorées ». En tant que généticien, je dis non, c’est faux ! On vit sur une vision beaucoup trop simplette du darwinisme qui nous fait croire que ce sont toujours les meilleurs qui l’emportent. Ce n’est pas vrai ! Le meilleur exemple, je l’ai évoqué, c’est nous, les êtres humains : en tant que primates, on n’est pas beaux, on est plutôt ceux qui auraient dû disparaître ! Si vous regardez les hommes avec l’œil d’un chimpanzé ou d’un gorille, vous dites : " qu’est-ce que c’est ces pauvres gens qui savent même pas grimper dans les arbres et dont les bébés naissent de telle façon qu’il y en a les trois quart qui vont mourir avant quelques semaines ! " Autrement dit, ils sont condamnés d’avance... On n’a pas été condamnés parce que, justement, la sélection naturelle n’est pas le seul mécanisme.

La mécanique du hasard

Il y a un mécanisme beaucoup plus important, le mécanisme du hasard ! C’est-à-dire de la fabrication en série d’êtres nouveaux qui finalement n’entrent pas dans le jeu de la compétition. Par conséquent, il ne faut pas prétendre que la compétition est une loi de la nature et puis, de toute façon, la nature elle n’a pas de leçon à nous donner ! La nature fait n’importe quoi ! La nature n’a pas d’intention ou alors on a une vision biblique religieuse ! Pourquoi pas... ou avec une volonté divine qui nous emmène quelque part... Ça c’est une certaine vision, mais elle n’est pas scientifique. Mais pour la science, la nature n’a pas d’intention, par conséquent, elle n’a pas de morale, la nature ne fait pas de bonnes choses ou de mauvaises choses, elle fait ce qu’elle a à faire, point ! Par conséquent oublions la nature et comprenons, enfin, que le sort de l’homme c’est de se prendre en charge lui-même !

Je récapitule cette vision du cosmos : au départ un univers sans intérêt et qui peu à peu se complexifie et qui abouti à son chef d’œuvre de complexité, nous autres les humains, avec notre cerveau fabuleux ! Et, par là, nous avons été capables de prendre le relais et de fabriquer un maillon supplémentaire, de faire apparaître une complexité que la nature ne pouvait pas prévoir, la complexité non pas de vous et de moi, mais de nous ! Et nous allons bâtir véritablement une humanité dont nous devons être responsables ! C’est cela que nous avons à faire, faire une humanité que nous allons décider ! C’est de moi que cela dépend et chacun doit le dire !

On me pose souvent la question, êtes-vous optimiste ? Pessimiste ? Ni l’un ni l’autre ! Optimisme, ça voudrait dire " ça va bien s’arranger, tout seul"... Ce n’est pas du tout évident, il se peut fort bien qu’un joli conflit nucléaire signe le suicide de l’humanité, tout est prêt, il y a bien suffisamment de bombes pour tuer tous les gens en quelques semaines ! Par conséquent, ça peut très mal tourner, c’est plutôt en train de mal tourner, actuellement ! Donc, faut pas être optimiste ! Etre pessimiste cela voudrait dire " c’est foutu ", non ! C’est la vision qu’avait quelqu’un de remarquable que j’ai rencontré peu de temps avant sa mort, René Dumond. René Dumond me disait : " j’espère que l’humanité disparaîtra bientôt, car avec la disparition de l’homme, toutes les espèces animales, végétales, pourront dire ouf enfin tranquilles, le pire des prédateurs a disparu !" Il avait raison de ce point de vue là, mais moi, comme je suis grand-père, eh bien, je n’ose pas avoir ce raisonnement-là ! J’espère malgré tout que les hommes s’en sortiront ! Mais il ne s’agit pas d’être optimisme, il s’agit d’être volontariste ! De qui ça dépend ? Ça dépend de toi, de moi ! Pourquoi pas commencer ; vous imaginez que c’est un discours qui me fait traiter d’utopiste, on ne peut pas vivre sans utopie et finalement ceux qui ont proposé des utopies sont ceux qui finalement ont gagné !
Merci !


La conférence était suivie d’un débat que je n’ai pas pu enregistrer par manque de place sur mon mini-disque... Je n’ai pu enregistrer que la première question et la réponse d’Albert Jacquard...

Une question : Aux Etats-Unis, dans certains milieux, la théorie c’est de dire que l’homme est soumis beaucoup plus à l’inné qu’à l’acquis par la culture. Qu’est-ce que vous en dites ? Car, c’est assez dangereux, comme théorie...

Albert Jacquard : C’est la question fondamentale ! Si on en croit cette théorie qui est développée par pas mal d’américains, mais je ne dirais pas par les scientifiques américains, c’est plutôt au niveau des sectes ou de sociétés de pensée Ku Klux Klan et compagnie... Ça les arrange...
"Au fond, l’homme est un objet fait par la nature, il n’est que ça ! Et par conséquent, y en a qui sont nés avec la peau blanche, tant mieux pour eux, avec la peau noire, tant pis pour eux, mais on n’y peut rien ! Y en a qui sont capables de comprendre les mathématiques, d’autres qui sont pas capables, mais les choses sont ce que la nature a voulue."
C’est une vision, au fond, dont on ne voit pas comment un scientifique pourrait l’accepter. En effet, c’est un fait que, au départ, ce que nous donne la nature ce sont des gènes, c’est-à-dire des recettes pour fabriquer des protéines. Alors effectivement, moi j’ai reçu des recettes qui font que j’ai la peau comme celle-ci, j’ai telle taille, etc. J’y peux rien et ça m’est un peu égal ! Et puis, il y a eu ensuite toute la construction de la personne. En particulier, la construction de l’intelligence. Or l’intelligence elle est modelée par la façon dont notre cerveau, peu à peu, a mis en place ce fameux million de connexions.
Et là, il me semble que la bonne façon de lutter contre cette soumission à la nature et, au fond, à la génétique, c’est de faire un calcul tout simple. Chacun d’entre nous reçoit au moment de sa conception entre 35 et 40 milles informations. C’est très, très peu ! 35 et 40 milles informations pour fabriquer tout ça ! Mais tout ça, évidemment, ce n’est pas suffisant et en particulier pour construire mon cerveau, bien sûr, j’ai utilisé des gènes qui m’ont permis de fabriquer des neuro-transmetteurs, des neurones etc, mais ensuite pour mettre en place les connexions je n’avais aucune informations venant du patrimoine génétique. J’ai donc fait ça n’importe comment !
Et c’est toute la théorie, en particulier de Jean-Pierre Changeux du Collège de France, de la stabilisation sélective des synapses. Les synapses sont les fameuses connexions. Eh bien, ils se mettent en place au hasard, et puis la façon dont on les utilise, eh bien on les stabilise comme ceci ou comme cela. Et par conséquent, les performances d’un cerveau de quelqu’un de vingt ans ou de soixante-dix ans, c’est le résultat de son aventure beaucoup plus que le résultat de ce qu’il a reçu.
Simplement, il peut y avoir des recettes de fabrication négatives. Si je reçois des gènes qui détruisent mon cerveau, bien évidemment, ils ne vont pas fonctionner. Mais il n’y a pas de symétrie entre les gènes qui vont me permettre d’avoir un cerveau très actif et ceux qui vous le détruisent. De même qu’il n’y a pas symétrie entre le travail d’un aviateur qui vous lance une bombe pour tout détruire et le travail d’un maçon qui manie la truelle pour tout construire. Ce n’est pas symétrique ! Autrement dit, bien sûr, il y a... comment dire... des oukases de la nature qui vous détruisent le cerveau ; il y a des enfants, on en connaît tous, dont le cerveau ne va jamais fonctionner à cause de leur patrimoine génétique, on voit ça avec le Téléthon, etc.
Oui ça existe, mais le fait qu’il y ait des gènes négatifs ne permet pas d’affirmer qu’il y a des gènes positifs.
Autrement dit, nous sommes essentiellement le produit du hasard. Mais cette soumission à la nature est typique de la société américaine d’aujourd’hui !


Merci à Jean Dornac pour avoir bien voulu autoriser Etho-logique à publier sa retranscription de la Conférence d’Albert Jacquard.