Revue Etho-logique

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Les Echos

Joie ou tristesse, les neurotransmetteurs en action

Par PAUL MOLGA

mercredi 16 août 2006

Le sentiment amoureux n’est peut-être pas très éloigné des mécanismes responsables de l’alcoolisme ! C’est avec prudence la théorie qu’avancent certains scientifiques convaincus que les élans passionnels comme la dépendance à l’ivresse actionnent les mêmes circuits liés à la recherche du plaisir : dans un cas, pour stimuler la reproduction nécessaire à la survie de l’espèce, dans l’autre, comme réponse à la stimulation directe de ce que les chercheurs connaissent depuis les années 1960 comme le « circuit de la récompense ».

Un groupe de neurones, situé au coeur du cerveau entre l’aire tegmentale ventrale et le noyau accumbens, tient un rôle particulièrement important dans ce circuit. Chef d’orchestre d’un ballet chimique, il organise les informations reçues d’autres régions périphériques (l’amygdale, le septum, le cortex préfrontal...), leur attribue à toute vitesse des valeurs de plaisir ou de déplaisir et enclenche les mécanismes de réaction. L’hypothalamus prend le relais pour préparer notre corps en envoyant des messages chimiques aux deux entités du système neurovégétatif : le système sympathique, qui réagit aux agressions par l’intermédiaire de la noradrénaline, l’hormone du stress réveillant nos muscles, nos organes et nos réactions primaires (sudation, frisson, accélération du rythme cardiaque...) ; et le système parasympathique, qui préserve l’équilibre corporel en modérant la tempête émotionnelle à coup d’acétylcholine, un autre puissant messager chimique. Un carburant fait fonctionner cette subtile mécanique du plaisir : la dopamine, un des neurotransmetteurs les mieux baptisés. « Ce système dopaminergique est responsable de la dépendance psychique, explique le neurologue Roland Jouvent. Plus on y est exposé, plus on est motivé pour en retrouver la saveur. » L’expérience qui a permis de mettre en évidence ce circuit a été le fruit du travail de deux chercheurs, Olds et Milner au début des années 1960 : des électrodes sont implantées dans le noyau accumbens du cerveau d’un rat. En appuyant sur un levier, l’animal peut stimuler lui-même cette région. Ce qu’il fait à répétition, et à l’excès, au point d’en oublier ses besoins fondamentaux une fois découverte la manoeuvre.

Panoplie d’électrodes

Un individu dépendant fait exactement la même chose en stimulant son circuit de récompense avec sa propre panoplie d’électrodes qui peuvent être des drogues, du tabac, de l’alcool, mais aussi de la nourriture, une activité sportive intense, voire des plaisirs amoureux... Le directeur du département de neurologie cognitive de l’University College de Londres, Sémir Zeki, a conduit une curieuse expérience pour le démontrer : 17 sujets hommes et femmes étaient invités à regarder le portrait de leur amoureux pendant qu’on observait avec une imagerie sophistiquée la chimie de leur cerveau. Sans surprise, le putamen, un noyau sous-cortical connu pour jouer un rôle central dans la libération de la dopamine, était activé. De même qu’une région du cortex impliquée dans les états émotionnels : le cortex cingulaire antérieur dont la stimulation est connue pour provoquer des érections et des comportements masturbatoires.

Pour autant, les théories qui permettent d’expliquer l’attachement amoureux sont encore très floues. Les chercheurs soupçonnent l’ocytocine, cette « molécule de l’amour », libérée massivement au moment de l’orgasme dans les zones du cerveau riches en dopamine, et donc susceptibles de marquer l’acte sexuel du sceau de la récompense. « La copulation régulière renouvelle l’attachement », en conclut la neurobiologiste Lucy Vincent (« Petits Arrangements avec l’amour », Odile Jacob). « La recherche de la satisfaction et de la récompense est essentielle à la survie des vertébrés, rebondit Philippe Vernier du Laboratoire de développement, évolution et plasticité du système nerveux au CNRS. On peut donc penser que le plaisir sexuel et sa sublimation amoureuse chez l’homme ont été en partie sélectionnés par l’évolution. » Les neurones qui produisent de la dopamine ne représentent que 0,3 % des cellules du cerveau mais ils jouent un rôle essentiel dans plusieurs de nos comportements, outre ceux liés au plaisir. Les techniques permettant d’identifier les circuits qui l’utilisent ont permis de distinguer 8 voies dopaminergiques majeures. Quand la dopamine vient à manquer dans l’une d’elles (la voie nigro-striée), elle révèle des symptômes de Parkinson (tremblements et rigidité musculaire). Quand elle en inonde une autre (la voie méso-corticale innervant le cortex frontal), elle est à l’origine de troubles schizophréniques (hallucinations, désordre mental...).

Dopamine et plaisir

Plusieurs hypothèses ont été avancées pour expliquer la relation entre la dopamine et le plaisir. Les plus récentes expériences révèlent une mécanique plus compliquée que ce qu’on croyait n’être que la création d’une sensation de bien-être dans l’organisme liée à une tâche. Les scientifiques se demandent en particulier si la quantité de dopamine relâchée par notre cerveau ne dépendrait pas du potentiel de plaisir du comportement à venir. Selon cette nouvelle théorie, qui s’appuie sur des expériences montrant que l’augmentation dopaminergique précède le comportement gratifiant, l’activation du neurotransmetteur serait liée à la nouveauté avec comme mission d’augmenter la motivation à accomplir de nouvelles tâches. La mission première de nos émotions pourrait donc être de faciliter notre apprentissage. Ce que les psychologues appellent le « flashbulb memory » leur donne raison : on retient mieux les choses qui provoquent des émotions en nous : ce qui nous plaît, ce qui est entouré d’un événement marquant ou d’un émoi collectif comme les attentats du 11 septembre. Une injection d’adrénaline chez un rat l’aide par exemple à mieux retenir un apprentissage. Chez l’homme, la molécule est relâchée par l’amygdale quand elle est activée par un stimulus émotionnel intense. Elle favorise alors un encodage efficace des souvenirs dans l’hippocampe et le lobe temporal.

Mieux : le neurobiologiste Jean-Didier Vincent, auteur de « Biologie des passions », nous apprend que nos émotions n’ont pas comme seul but de nous aider à survivre et nous adapter. Elles servent aussi à communiquer : sourires ou grimaces à peine ébauchés sont immédiatement perçues de l’autre, et interprétés. « L’expression des émotions, explique l’ethnologue Boris Cyrulnik, c’est l’organe de la coexistence. » Un langage universel et muet dont l’alphabet se moque des frontières géographiques et des races.


Source : Les Echos