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Les Echos
Emotion et décision : la conscience sous influence
Par PAUL MOLGA
samedi 19 août 2006
On sait quelles fonctions biologiques défensives sont liées à nos émotions aversives : la colère nous pousse à l’attaque, la peur nous fait fuir, le dégoût nous force à vomir... Ces stimuli critiques redoublent l’efficacité de notre dispositif d’alerte et de survie. Mais quels impacts ont les émotions positives sur notre quotidien ?
Barbara Fredrickson, directrice du laboratoire de physiologie des émotions positives à l’université de Caroline du Nord de Chapel Hill, a réalisé plusieurs expériences étonnantes pour tenter de le comprendre. « Qu’est ce qui est bien dans le fait de se sentir bien, s’interroge-t-elle ? Pourquoi les êtres humains, et sans doute les animaux, développent-ils cette capacité au bien-être ? Pour rendre la vie plus supportable, comme le suggèrent certains ? Pour indiquer à l’organisme que tout va bien, comme l’imaginent d’autres ? Notre idée, c’est que les affects positifs améliorent la capacité d’un individu à organiser ses pensées, à traiter différemment l’information avec une plus grande flexibilité mentale. »
Sentiments positifs
Les résultats surprenants de sa dernière expérience encouragent cette théorie : on montre à plusieurs sujets des courts-métrages induisant différents états émotionnels. Par exemple, une bande de pingouins se dandinant joyeusement sur la glace, un grimpeur sur une falaise vertigineuse ou des scènes paisibles de nature. On les soumet ensuite à un test cognitif. Résultat : pour résoudre un problème, les sujets exposés au préalable à une émotion positive adoptent une stratégie globale démontrant une pensée clairvoyante, au contraire des sujets attristés qui perçoivent d’avantage les détails et choisissent une stratégie locale. Une autre étude a prouvé la capacité des émotions positives à faciliter la réflexion : dans cette expérience, les participants doivent lire trois mots puis en proposer un quatrième qui s’accorde. Par exemple : « humour », « marché », « nuit » renvoient au mot « noir ». Invariablement, les sujets à l’humeur joyeuse découvraient un plus grand nombre d’associations correctes, et leurs réponses étaient plus rapides. Conclusion de Stéphanie Dubal, du centre des émotions de la Pitié-Salpêtrière : « Les sentiments positifs augmentent le répertoire de pensées et d’actions ; ils induisent de nouvelles dispositions durables qui peuvent s’avérer efficaces dans des situations variées. »
Partant de là, des chercheurs imaginent que les émotions positives ont pu jouer un rôle significatif dans l’évolution. « Les émotions positives pourraient augmenter les capacités d’imagination et de résistance face aux événements traumatisants comme le froid ou les maladies », suggère Barbara Fredrickson. Pourrait-on sélectionner les individus pour leur aptitude au bonheur à partir de cette hypothèses ? La chercheuse américaine y croit dur comme fer. Pour en apporter la preuve, elle a mesuré le rythme cardiaque et la pression sanguine de sujets soumis à un stress puis exposés à des films induisant des états émotionnels positifs, neutres ou négatifs. Le résultat est celui qu’elle attendait : ceux de ses sujets bénéficiant d’une humeur positive recouvraient des paramètres physiologiques de repos 20 secondes avant les autres. Une meilleure récupération qui, selon le chercheur, permettrait « de faciliter l’action et les capacités cognitives dans les situations difficiles ». C’est le neurologue américain d’origine portugaise Antonio Damasio qui avait ouvert cette possibilité dans son best-seller : « Spinoza avait raison » (*). D’après lui, la prise de décision emprunterait deux voies complémentaires. Dans la première, la représentation des conséquences d’un choix profiterait d’un raisonnement consécutif des liaisons du système limbique - le centre de nos émotions - et du cortex préfrontal : évaluation de la situation, construction des hypothèses, comparaisons... Dans la seconde voie, la perception de la situation provoquerait l’activation d’expériences émotionnelles survenues dans des situations analogues qui elles-mêmes interviendraient sur le raisonnement à l’oeuvre dans la première voie. « Songez par exemple à la maison où, lorsque vous étiez enfant, vous avez vécu une peur terrible », suggère le chercheur en se référant à la madeleine de Proust. « Quand vous visitez cette maison aujourd’hui, vous pouvez ressentir une certaine gêne sans autre raison de vous sentir mal que le fait que vous avez éprouvé une puissante émotion négative dans ce même cadre. Il peut même arriver que dans une autre maison vous vous sentiez également mal pour la simple raison que vous pouvez détecter l’enregistrement cérébral d’une situation comparable. Votre expérience a conduit votre cerveau à associer le même type de maisons au déplaisir d’un jour. » Pavlov appelait cela du conditionnement. L’école de Damasio lui préfère le terme « d’apprentissage émotionnel ».
Quid de l’état amoureux ?
Comme Alain Berthoz, professeur au Collège de France et directeur du laboratoire de physiologie de la perception et de l’action, qui a poussé plus loin ce raisonnement : pour qu’une décision soit prise rapidement, pense-t-il, les émotions doivent filtrer nos perceptions primaires afin d’écarter d’emblée les options les moins pertinentes. « L’émotion est à la décision ce que la posture est au geste, explique-t-il : un outil de préparation à l’action. »
Reste une circonstance qui laisse les chercheurs encore pantois : l’état amoureux, paroxysme du bonheur à deux et fournisseur à foison de flux d’émotions positives. S’il inhibe le stress et active à l’envi les régions du système de gratification, il désactive aussi tout un ensemble de systèmes d’alerte comme vient de le démontrer le professeur Roland Jouvent en mesurant l’activité cérébrale de plusieurs sujets amoureux : les régions du cortex impliquées dans les émotions négatives, celle de l’amygdale activée par la peur et tout un ensemble permettant de déterminer les intentions de l’autre. « En résumé, explique-t-il, nos observations montrent que l’attachement supprime l’activité dans les régions associées aux émotions négatives ainsi que dans les régions associées au jugement social critique d’autrui, c’est-à-dire la méfiance. On peut donc parler d’un réseau de l’abandon amoureux. » Le bon sens populaire l’avait déjà compris, lui qui assure que « l’amour rend aveugle ».
Source : Les Echos