Accueil > Abstracts > Neurosciences > L’anthropologie ganglionnaire, un psychovirus démasqué
Laboratorio de Investigaciones Electroneurobiológicas
L’anthropologie ganglionnaire, un psychovirus démasqué
Hospital Neuropsiquiátrico "Dr. José Tiburcio Borda", Buenos Aires
vendredi 7 mai 2004, par
Sommaire (de Vox Latina) : Buenos Aires, 10/10/2002 - La globalisation par le contrôle des esprits ? Une certaine "science" contemporaine anglo-saxonne, couverte d’honneurs, tendrait à vouloir nous faire accroire que la "personne" qu’est chacun de nous serait réductible à l’ingénierie de son propre corps... L’auteur, neurobiologiste à Buenos Aires, nous adresse ici une précieuse contribution où elle met en exergue le caractère éminemment idéologique de cette vision du monde. Un monde de "l’ultrahistoire" où la chosification des êtres apparaît comme un "psychovirus" destiné à nous désarmer mentalement, afin de nous faire accepter la marchandisation des choses... et des êtres.
« Les idées pénètrent les neurones » ?
Dans une tribune libre [1], un auteur français à Reims nous livre sa opinion qui débute ainsi : « L’idée commence de pénétrer les neurones de nos responsables, que nous deviendrions rapidement des sous-développés mentaux et des exclus de l’histoire en train de se faire, si nous poursuivions notre politique de mise à l’écart de toutes ces langues au bénéfice de la seule langue que cherche à nous imposer Bruxelles. Notre vision du monde en effet se mettrait à dépendre uniquement des sources d’information et de diffusion contrôlées par des firmes anglo-saxonnes ». Mais, dans ce contexte précis, dire que « les idées pénètrent des neurones » est, en soi, un cheval de Troie de la pensée unique.
Cette même notion avait, jadis, été soutenue et développée par des auteurs français. Il suffit, pour s’en convaincre, de consulter la plupart des débats académiques, sur les problèmes de la neuropsychologie, publiés par la librairie Germer Baillière et son successeur Félix Alcan entre 1870 et 1930. Néanmoins, la science française pouvait, à juste titre, considérer cette notion comme faisant partie de la pluralité conceptuelle que la richesse culturelle française autorise. De nos jours cette même notion, bien qu’entièrement erronée, est machinalement reprise, sans aucun discernement conceptuel d’avec une quelconque antithèse, par tous les media « prestigieux », notamment ceux dont le financement dépend de budgets anglo-américains ou, en tout cas, ne leur est pas hostile.
En réalité, les neurones, par des moyens physico-chimiques, ne font que donner forme aux états et à la dynamique des champs électriques du cerveau. La personne, comme éclosion existentielle, est appelée à percevoir et influencer ces états des champs électriques d’un cerveau particulier, le sien propre à l’exclusion de tout autre. Elle « réagit » à ces états par des sensations internes et, tout à la fois, elle « agit » sur ces mêmes champs afin d’initier des mouvements volontaires externes. Mais, pour des raisons étrangères à toute perspective scientifique, cette vérité n’est pas admise par la science anglo-américaine contemporaine ni par ses nombreux relais dans la communauté scientifique internationale.
La notion de Personne, au service de l’exclusion des personnes ?
En effet, le risque serait grand, dans pareil cas, de voir opposer un démenti cinglant à l’idée que les personnes ne seraient que des structures accidentellement composées par la nature ; et que leur pensée peut donc seulement « réagir » aux forces naturelles mais sans jamais « agir » en introduisant, dans la nature, de nouvelles séries causales. Cette hyper-réduction des personnes à l’ingénierie de leur corps empêche, justement, de considérer que tout individu est beaucoup plus digne de respect que n’importe quelle collectivité ou communauté à laquelle il se trouve intégré. Ce faisant, l’idée erronée que « les idées pénètrent des neurones » pourrait contribuer à assurer le pouvoir de la « ploutocratie excluante ». En effet, elle introduit certes une notion de Personne mais qui, en réalité, sert à exclure le plus grand nombre possible de personnes de l’accès aux gains culturels et conquêtes socioéconomiques. Dès lors, les individus, ayant une fausse représentation d’eux-mêmes, ne sont plus en mesure d’avoir les égards nécessaires les uns envers les autres et, par conséquent, de se solidariser et lutter ensemble afin d’élargir le dit accès. Ceci est particulièrement vrai quand les personnes n’ont, entre elles, aucun lien commun en dehors de l’appartenance primaire à la même nature humaine. Dans ces conditions, on voit mal ce qui pourrait amener quelqu’un à devoir se préoccuper du sort et du bien-être de ce qui ne serait pas un « Autre » mais, tout au plus, de simples excroissances du relief terrestre situées aux antipodes. Ainsi, par le biais de cette erreur neuroscientifique, le pouvoir corporatiste excluant s’assurerait de la docilité des individus qui ne risquent pas, dès lors, de lui opposer le moindre contrôle démocratique.
La notion erronée que « les idées pénètrent les neurones » est donc, typiquement parlant, un psychovirus, pour reprendre l’heureuse formule du regretté Claude Rifat. Ce dernier surnommait ainsi certaines expressions fragilisant le discernement critique des victimes dans ce qu’il appelait « la guerre de velours ».
Permettez-moi de rappeler quelques faits. En 2000, le « Prix Nobel de Physiologie ou de Médecine » fut octroyé à Eric Kandel pour ses travaux sur les adaptations qui surviennent, lors du processus d’apprentissage, dans les synapses nerveuses des ganglions des limaces de mer géantes. Chez ces créatures, nul n’a jamais émis la moindre hypothèse quant à la présence ou à l’absence d’un quelconque esprit. Les protocoles expérimentaux de Kandel ne sont pas susceptibles d’infirmer ou de confirmer une telle éventualité car ils ne font aucune distinction de principe entre les créatures « dotées d’esprit » ( organismos empsiqueados, mindful creatures ) et les créatures « dépourvues d’esprit » ( animales sin psiquismo, mindless creatures ). En outre, comme le remarque A. Courban, le terme anglais « consciousness », qui est au cœur de la recherche et des débats en neurosciences, n’a même pas son équivalent en français. Sur ce point précis, on ne parle pas de la même chose en anglais et en français, italien ou espagnol. On pourrait, tout au plus, rendre « consciousness » par « conscienscitude », c’est à dire la propriété d’être conscient et non le fait de l’être. C’est pourquoi et, afin de désigner la spécificité des individualités existentielles, extérieures les unes par rapport aux autres, nous utilisons, par après, l’expression « ontologie du Sujet » même si cette dernière renvoie, en anglais, à « ontology of self-consciousness ». Eric Kandel est certes un chercheur de renom et ses travaux expérimentaux, dont les protocoles ne font aucune référence quant à l’éventualité de l’absence ou de la présence d’une quelconque faculté mentale ou psychique, méritent largement l’estime et la reconnaissance. Néanmoins, le Comité Nobel lui a accordé le prix en question en proclamant et en se fondant explicitement sur le postulat qui veut que « notre mémoire peut être considérée comme étant localisée dans nos synapses [2] ». C’est pourquoi et, malgré ou à cause du prestige d’une telle récompense, un nombre croissant de savants, se basant sur les travaux de l’école d’Argentine ou sur des travaux similaires, expriment leur désaccord quant à une interprétation portant sur le psychisme à partir de conclusions de recherche qui ne font déjà pas référence au « mental », comme le Comité Nobel a cru devoir le faire.
Le psychisme miscible façonne des « existentialités » interchangeables en tout point
Le dit Comité a avalisé de manière abusive, comme s’il s’agissait d’un fait dûment établi, que les souvenirs seraient conservés dans les synapses ou jonctions des fibres nerveuses du cerveau. Ainsi, la mémoire elle-même, siégerait dans ces jonctions synaptiques. Dans notre propre tradition neurobiologique, une telle conception est appelée « anthropologie ganglionnaire ». Le vocable « anthropologie » signifie la vision qu’on a de la personne humaine ou de ce que les personnes sont. Un éditorialiste croate [3] a récemment qualifié le présupposé anthropologique derrière la décision du Comité Nobel de « scandale de l’anthropologie ganglionnaire ». La réduction de la mémoire humaine aux seules interactions synaptiques, à laquelle s’ajoute l’ignorance de notions-clé portant sur les rapports de la mémorisation et du temps, est de nature à interpeller notre société civile. En effet, de telles conceptions permettraient, à la limite, de faire l’impasse sur le souci que les membres de toute société ont à l’égard de l’individu et, par conséquent, le respect dû à toute personne demeurerait lettre morte. De même que le mortier, le limon et l’argile sont miscibles et interchangeables, les individus eux-mêmes estimeraient leur rôle de ressources comme suffisant pour épuiser leur propre existence. Ainsi, la personne serait réduite au rang d’une chose, d’un bien échangeable, soit pour le plaisir d’autrui, soit à titre de réservoir de pièces et d’organes de rechange, soit encore à titre de gènes de remplacement etc..... De ce fait, les individus seraient amenés à s’abrutir dans des activités n’ayant d’autre finalité que le plus grand profit et qui, par ailleurs, sont de nature à entretenir et accroître de manière inflationniste la demande des dits biens et services, dont la production devient, ainsi, l’objectif et la valeur unique de la vie.
En assumant l’anthropologie ganglionnaire, les savants considéreraient donc les individus aussi interchangeables que les formes éphémères de la nature comme les feuilles ou les nuages. Ceci trouve, en partie, son explication dans la parcellisation et la compartimentation excessives des disciplines scientifiques et de leurs correspondants institutionnels, à savoir les départements académiques. La cohérence nécessaire, en termes d’unité du savoir, fut donc négligée ou, du moins, réduite souvent à des souhaits pieux. Dès lors, l’interdisciplinarité ne vit le jour que sous forme de rencontres pratiques autour de quelques points de jonction disciplinaires. Quant à l’indispensable transdisciplinarité, elle se vit ramenée au niveau managerial donnant ainsi au pouvoir administratif encore plus d’autorité sur le contenu des disciplines, au service de ses seuls intérêts corporatistes et n’élargissant pas le spectre du champ transdisciplinaire de la science.
Cette fragmentation et cette dissociation des disciplines nous a permis de conquérir la haute technologie sans pour autant augmenter notre intelligibilité du monde et ce, sans parler de notre vie consciente : « hypertrophie des moyens et atrophie des fins » comme le dit adroitement don José Ortega y Gasset. Par contraste, le souci permanent de la vie consciente et du respect qui lui est dû a toujours constitué le pivot de la recherche scientifique et la valeur centrale dans la tradition de certains pays dont l’Argentine. Malheureusement, les fondements de nos programmes de recherche ainsi que nos résultats tangibles n’ont pas empêché un aveuglément systématique face à deux notions fondamentales : d’une part la « Cadacualtez », c’est à dire le fait de naître dans un corps spécifique à l’exclusion d’un autre, au sein d’une famille particulière et à une époque donnée ; d’autre part, la « Semovience », c’est à dire le fait pour quelqu’un de pouvoir initier une nouvelle séquence de causalités ou d’actions, simplement en le voulant.
Quand les neurosciences annoncent que l’homme n’est qu’une chose utilisable
Comme résultat de ce déni systématique, nous nous trouvons face à une science de la nature qui reprend à son compte le présupposé inexact qui se représente l’esprit ( intellect : y compris l’entendement, la fonction perceptivo-sensorielle et la volonté ) d’un individu comme un orifice ouvert par l’agencement et l’organisation d’une nature, par ailleurs morte. Une fois désorganisée, cette dernière, n’a plus qu’à fermer cet orifice mettant ainsi fin à la vie individuelle.
Bien que non démontrée par les faits, une telle vision soutient et justifie néanmoins les grands changements du monde qui ont vu la loi du marché s’imposer et régir tout le champ de l’activité humaine. Dans un tel univers, la valeur fondamentale est celle de la transaction commerciale, ce qui facilite l’émergence d’une société néoféodale où le pouvoir oligarchique, corporatiste, ne doit rencontrer aucune résistance politique et ne doit se voir opposer aucune forme de contrôle démocratique. Cette oligarchie a besoin de cette « chosification » de l’esprit humain, voire de répandre une telle vision. L’être humain acquiert ainsi définitivement les caractéristiques d’une chose ; c’est à dire que son aspect fondamental est celui d’être utilisable. Cette chosification scientifique de l’esprit humain renforce d’autant mieux les thèses développées par les neurosciences que ces dernières sont le fondement de l’affirmation du caractère utilitaire et utilisable de l’homme. Grâce à cela, nous risquons de voir émerger de nouvelles générations de citoyens acceptant plus facilement leurs fonctions d’être uniquement des ressources humaines primaires ou des excédents démographiques.
Antoine Courban (Les Chroniques de l’Irréparable, I) dit avec beaucoup de pertinence : « il faut choisir : soit on considère l’Homme comme Sujet de l’Histoire ; soit on le considère comme Objet de l’Histoire. Dans le premier cas, c’est l’Homme qui fait l’Histoire parce qu’il est libre, dans le deuxième cas, il n’est plus libre, il ne fait que subir le déterminisme de l’Histoire. Dans le premier cas, l’homme libre prend des décisions, c’est un citoyen capable de gouverner et d’être gouverné. Dans le deuxième cas, l’homme-individu ne fait que se conformer à la loi du nombre, il exécute tout au plus des consignes, il n’a même pas besoin d’être un citoyen, c’est un numéro interchangeable dans un groupe censé lui conférer une identité collective. »
Malheureusement, dans la plupart des cas, de tels rapprochements demeurent étrangers à l’esprit des hommes de science qui n’en sont même pas conscients, tant ils demeurent conditionnés par une culture techno-financière qui leur demande, implicitement, de produire une vision du monde et de l’homme conforme à ses propres schémas de représentations. De nouvelles idéologies se mettent ainsi en place, entièrement liées à d’importants secteurs de la vie publique qui tirent avantage de la croyance que l’individu est un robot.
Qui a intérêt à ce que l’homme se croit un robot ?
L’histoire d’un tel robot n’est rien d’autre qu’un constructivisme à outrance ou « pantopoiétique », « tout-produisant » et « tout-créant ». Ayant conçu, au préalable, tout « Étant » comme résultat d’une composition, ce constructivisme outrancier n’est pas en mesure de reconnaître une quelconque éclosion individuelle (qu’elle soit d’un quantum d’action microphysique ou d’une existentialite personnelle) ni la moindre « semovience ». Ce faisant, le constructivisme robotisante évacue et dilue toute notre réalité ontologique ainsi que notre aptitude à prendre des décisions. Cette démarche se trouve en parfaite adéquation avec la situation conflictuelle contemporaine, planétaire, de l’humanité que nous appelons « Ultrahistoire » (ultrahistoria, Ultrahistory). Ce dernier terme sert à qualifier, dans nos cercles, le fait que le caractère hallucinogène de tous les « contes » et de tous les « récits » prend actuellement le pas, voire supplante l’efficacité du modelage de la vie par les conditions primaires qui soutiennent l’existence. Cette Ultrahistoire contemporaine se présente donc comme aisément critiquable (“aguantacríticas”, affordably critical), c’est à dire qu’elle peut supporter la contradiction à peu de frais du moment que ni la critique (diluée par le débordement d’ « informations ») ni l’opposition violente et armée ( qui au contraire lui serait profitable) ne sont plus en mesure de la transformer [4]. Elle se substitue à l’Histoire en tant que fait social, laquelle avait débuté lorsque l’innovation sociale engendra les sociétés à pouvoir politique coercitif [5]. En d’autres termes, quand la coercition devient invisible ou, pour employer la description lumineuse de Rifat, la violence se mue en « guerre de velours », l’Histoire comme fait social tend à s’effacer et cède la place à l’Ultrahistoire.
Dans l’Ultrahistoire, la « dé-ontologisation » ou dilution de l’ontologie des esprits est un des aspects du « récit » que s’appliquent à raconter des « psychologues », des « chercheurs » et autres spécialistes qui contribuent, de ce fait, à accroître le caractère fantasmatique de la réalité et son aspect de spectacle hollywoodien. Ainsi, cette virtualisation de tout ce qui existe atteint malheureusement l’esprit lui-même. Comment pouvons nous oser faire face ouvertement à la problématique de « l’ontologie du Sujet » ( la constitución de la existencialidad personal, ontology of consciousness ), si notre société planétaire admet au préalable que les esprits sont épuisés par leur phénoménologie et, dès lors, qu’ils sont dépourvus de toute consistance réelle ? Des chercheurs argentins [6] ont clairement montré comment, « pour se construire un nid douillet, toute science, tant celle de la nature que celle de la surnature, est sous-entendue comme étant une connaissance “d’objets” (au sens de représentations mentales : pensamientos, mental contents) et non de choses, c’est à dire, des réalités externes à tout observateur particulier [7] ». Ils rappellent que ce point de vue est justement celui des Sophistes, ce qui implique que ce « qui existe, existe en tant qu’apparence pour quelqu’un d’autre et que rien ne peut avoir en soi sa propre détermination [8] ».
Et pourtant, les apparences des choses telles qu’elles se révèlent à l’observateur ne contiennent rien de funeste. La tragique falsification de la vision du réel commence quand ces mêmes apparences ne renvoient plus à un quelconque contenu concret et sont « dé-ontologisées ». Ainsi, elles sont vidées de tout contenu réel hormis la possibilité d’être connues, faisant croire ainsi que toute leur consistance ontologique est épuisée par leur « aptitude à être connues » ou « cognoscibilité ». Cette optique est appelée « phénoménisme », ou encore « transcendentalisme subjectiviste ». Celui-ci reprend l’ancien « monopsychisme gnostique » qui était un refus des limites naturelles de la réalité de chaque individu humain. Ce refus de nos bornes naturelles était lui-même sur-compensé par la croyance en une unique « Ame du Monde » dont feraient partie les esprits de tous les observateurs humains ; âme qui transcenderait chaque individu et sous le regard de laquelle se déploierait l’ensemble du réel.
Cette manière de voir est également connue sous le nom de « théorie favillaire des psychismes miscibles » ( la teoría favilar, órfico-estoico-origenista, de una “mente” fungible, the Orphic-Stoic-Origenist favillar theory of a fungible « mind » ) : Une « favilla » est une étincelle ou plutôt une petite goutte incandescente de lave. Ce terme fut utilisé par Plutarque et d’autres auteurs comme image du psychisme humain qui s’amalgame à l’« Âme du Monde » après la perte du corps. C’est pourquoi, le refus de la finitude humaine exige de renoncer aux notions de semovience et de séparation personnelle. Afin de rendre concevable et fiable cette fusion grégaire, il est nécessaire, par conséquent, de devoir décrire les phénomènes indépendamment de leur contenu matériel (« à l’exclusion de sa matière propre »), comme s’ils étaient miscibles et étrangers à toute individualité séparée ou semovience. En d’autres termes, dans cette perspective de déni de toute limitation personnelle, les phénomènes sont dépossédés de leur « corps » propre et la pensée est censée n’avoir pas de « fondement » en dehors de sa cognoscibilité. Cette dernière se trouve dès lors supposée épuiser toute l’existence : tant celle des choses qui existent en dehors des psychismes que celle des sensations ou des intuitions qui nous occasionnent quelque savoir des événements. Il en est de même pour toute consistance ontologique, y compris celle des psychismes. Ceux-ci, à leur tour, sont supposés construits, à partir des phénomènes dans lesquels ils se diversifient, comme un mur à partir des matériaux qui le composent. Ne contenant rien d’autre que ces mêmes phénomènes réduits à leur seule « cognoscibilité », ces mêmes psychismes semblent, en conséquence, eux aussi, s’épuiser dans leurs seules « propriétés » connaissables ( onticidad como conocibilidad fenomenista, cognoscibility ), devenant de la sorte parfaitement miscibles, favillas de l’« Âme du Monde ». Ainsi, les individus sont conçus comme interchangeables, et tout ce qui existe est présenté comme :
« [...] s’il souffrait d’une insuffisance ou d’une relativité ontique et, dès lors, comme s’il résultait d’un jeu de distinctions prédicatives. Toute science se trouve ainsi réduite au statut de production poétique [9] : un “poietizing” ou une sécrétion, semblable à celle exécutée par les glandes, voire un colportage d’opinions qui épuiseraient toute réalité. Ainsi, seule l’illusion devient fertile ; toute mémoire étant appelée à disparaître, l’efficacité signifie de s’en tenir, sans rien risquer, à l’apparence superficielle des choses. Dès lors, la science et la philosophie échappent à tout danger de se trouver attirées par d’insondables profondeurs et risquer de tomber dans l’erreur. Aucune tromperie n’est donc possible, dans la mesure où aucun « fait » n’existe mais seulement des interprétations. Afin de se prémunir contre toute erreur, l’argent et le prestige académiques ne doivent donc pas être dépensés en vain sur des recherches expérimentales, réputées inutiles du moment qu’elles manquent de cette critique fictionnelle-perspectiviste qui est le critère de la « faible objectivité » des sciences naturelles... Cette généreuse préoccupation à l’égard de disciplines scientifiques qui demeurent en dehors du champ professionnel du critique lui-même, est le but ultime de la plupart des visions récentes, apparues dans la Modernité et parvenues jusqu’à l’Ultrahistoire, visions qui visent uniquement à faire des sciences naturelles et des enquêtes philosophiques de simples productions littéraires. »
En décrivant la « superficialisation hallucinatoire » de notre Ultrahistoire, tellement profitable à la nouvelle féodalité financière, ces chercheurs argentins ont également montré le caractère dissociatif de ses effets. Toute autre représentation du réel, y compris la description des cerveaux et des liens de chaque cerveau avec l’esprit dont les interactions causales immédiates s’y trouvent circonscrites, de même que toute description, quelque peu différente ou ingénue ou authentique du réel, se verraient incontestablement qualifier, à leur corps défendant, de conspirations funestes. Il est donc important de réaliser contre quoi opère la recherche scientifique de toute vérité factuelle.
Dès lors, pourquoi la recherche de la vérité des faits nous attire tant d’inimitié ? La raison en est que la « dé-ontologisation » des gens et des choses naturelles sert indiscutablement les intérêts de certains secteurs de la société. Cette dissociation découple les gens de ce qu’ils sont, et ce faisant, fragmente la vie culturelle. De plus, cette même dissociation est recherchée par certains groupes sociaux en vue d’étendre au maximum leur influence par le biais d’un imaginaire social holistique, totalitaire, qui est atteint en maquillant le mythe syncrétique de la Modernité à l’aide des données d’une histoire essentiellement urbaine. La promotion d’un tel imaginaire vise à faire en sorte que toute vie soit vécue comme étant celle d’écrans, qui ne sont pas conçus comme des fenêtres ouvertes et communicantes, mais comme des plans fermés et distordants.
La vision de notre Ultrahistoire
Ainsi cet imaginaire, la vision « holistique » du monde, le mythe syncrétique de la Modernité développé et gonflé par l’Ultrahistoire, nous présente la nature comme une scène, les faits bruts comme des interprétations, et les personnes comme des « scanners cérébraux » ( brain scanners ) dont le rôle serait celui de terminaux d’un gigantesque réseau d’intérêts réifiés. Ces terminaux auraient pour unique fonction de « phénoménologiser » le monde, s’estimant impuissants à le transformer. Pour cela, tout changement n’est perçu que comme une altération de formes (ce qui accorde au phénomènisme et au constructivisme robotisante s’appuyer l’un l’autre), dont la nouveauté ne serait pas assimilée au produit d’une séquence causale mais à la réalisation, en termes cinématographiques, d’une fiction à l’image d’un film ( macaneo, “fictioneering” ). Toute attente est censée ne plus être que pure herméneutique.
Dans une telle vision « épiphénoménaliste », les choses en dehors des apparences ( extramentalidades, extramentalities ) sont comme autant d’inabordables noumènes, une sorte de réalité indicible à laquelle nulle théorie ne pourrait jamais être exigée de correspondre (« positivisme »). Les facteurs déterminants physiques sont censés se plier aux souhaits de l’observateur, les existences personnelles (les « existentialités ») deviennent transférables, interchangeables, et la cadacualtez ineffable, ce qui permet proclamer le constructivisme comme « pantopoiesis ». Toute « non-altérité » ( comme le fait de ne pas éclore à l’existence de soi dans un autre corps, une autre famille ou époque) est alors présentée comme profondément triviale. Tout se passe comme si ne pas être quelqu’un d’autre va de soi, c’est a dire comme étant une simple affaire de circonstances contingentes et nullement comme une réalité constitutive. De même, les circonstances elles-mêmes sont présentées comme étant invariablement circonstancielles, et jamais constitutives. Ce caractère constitutif est néanmoins le propre des circonstances où toute existentialité ou personne éclot à l’existence.
Au service des intérêts de la ploutocratie et de son pouvoir excluant, cette vision « hyper-illuministe » du monde écarte tout mystère au titre de simple arcane. Par ailleurs, l’origine du réel est supposée être une banalité, la simple énonciation d’un prédicat. C’est pourquoi cette vision du monde considère comme situationnelle la genèse même du réel. Tout se passe comme si cette genèse était achevée dans un lointain passée, comme les sept jours d’une création ou l’événement unique d’un big-bang. Tout fondement ontologique se trouve donc assimilé à une séquence régulière d’événements. Malgré cela, tout « mystère », au sens d’énigme non élucidée, n’est cependant pas écarté dans la mesure où tant l’être de l’observateur que celui de tout étant, n’a pas trouvé sa justification. Cette dernière implique qu’il est pré-déterminé ; dès lors tout mystère ne peut être éliminé tant que l’être n’a pas été élucidé en étant soumis à la règle de la nécessité et renvoyé à un déterminisme supérieur. Peu importe le démenti, provenant du fait que toute histoire de changements situationnels n’explicite en réalité que de simples transformations. Cette même gnose désinformative réduit l’émerveillement face à l’être (pourquoi quelque chose plutôt que rien ?) et à l’étant (pourquoi je suis née dans la famille devenue « mienne » plutôt que dans une autre ?) à une simple émotivité individuelle, particulière. Elle réduit donc le saint au sanctifié, c’est à dire à ce que certains animaux comme les singes et les hommes regardent seulement avec crainte, fascination, révérence ou simple déférence. Ainsi le réel est présenté comme simple discours et ce qui paraît non-déterminé comme tabou. La réalité des faits est elle-même réduite à une apparence, et leur saisie directe à une simple séquence du flux d’information délivré par des media. Dès lors, les esprits ne seraient jamais en mesure de saisir et modifier efficacement leur propre réalité, tant interne qu’externe, car toute réalité n’est plus que simple fantasme. Leur unique rôle se résumerait par leur seule faculté à contempler des mirages, comme l’écrivait don Pedro Calderón de la Barca au XVIIème siècle : « la vie est un rêve » ( la vida es sueño ) :
« Les textes ne furent plus que des voiles, mais des voiles vierges sur lesquelles chaque lecteur doit imposer son point de vue distinct ; la vie, est justement cette « lecture ». Et la compassion devint, alors, le partage de chacun dans la pénétration des masses gagnée par les images publiques, délivrées par les media. La vérité : c’est la nôtre ou la vôtre. La vérité absolue n’est alors rien de plus que l’opinion que nos pairs nous autorisent à émettre, à l’image de la « vérité sociale inconsciente » dont parlait Foucault. De même, l’attention n’est plus qu’une faculté de se distraire, un loisir comme un autre ( distractibilidad, entertainability). Toute alternative intellectuelle est considérée comme simple multiplicité indifférenciée et capricieuse d’opinions ; tout modèle comme uniquement « falsifiable » dans des rêves phénoménologiques. Toute authenticité est, ainsi, dissoute derrière des écrans qu’on substitue aux choses extérieures aux esprits (extramentalidades, extramentalities). Les opinions proférées par tel ou tel « herméneute » sont, dès lors, réputées sans bornes. Aucune limite ne peut plus être assignée aux interprétations d’une telle herméneutique, lesquelles n’ont même plus besoin de s’articuler dans une quelconque détermination cohérente. Cette dernière est simplement rejetée comme « chaos impensable » ( chaotic unthinkableness ) dès qu’elle transparaît dans les faits. Tout ce qui existe, du proton à la personne, n’est plus que ce que le discours écrit de la science, cette grande pourvoyeuse de croyances, affirme. » [10] |
Contre qui s’oppose la recherche de la vérité ?
Ces passages montrent, à la fois, l’importance et indiquent les adversaires potentiels d’une neurobiologie s’écartant de la vision dominante à l’heure actuelle. Cette neurobiologie centre sa réflexion sur la notion d’esprit fini ( existencialidad finita, finite mind ) trouvé opérant et réagissant dans la nature à partir de chaque cerveau. Elle lui reconnaît une consistance ontique, c’est à dire sa consistance en soi, indépendamment de toute connaissance. De même, elle proclame sa consistance ontologique, c’est à dire la même consistance ontique mais, cette fois-ci, dans la mesure où elle peut être connue par soi-même. Par ailleurs, cette neurobiologie établit une distinction formelle entre l’esprit et la pure « réactivité ». Une telle neurobiologie dénonce le mythe de la « réactivité » qui présente les « agents » comme des « réactifs » (agents as reagents) et les gens comme des ressorts de machine. Ce mythe de la « réactivité » veut faire croire que la dynamique économique serait indépendante de ses propres acteurs, des ses agents « non-semovients ». Eppur’, il n’est écrit nul part que l’Ultrahistoire ne puisse être guidée et régulée, ce qui montre l’importance d’une neurobiologie qui recherche et étudie les faits et non seulement leur apparence.
Invulnérable aux critiques et aux attaques, l’Ultrahistoire a toutefois son talon d’Achille. Le talon d’Achille de l’Ultrahistoire réside dans la possibilité de construire, sur un terrain de faits concrets, un consensus qui fonde le respect de toute personne, un consensus portant sur la dignité. Une telle démarche peut seulement être fondée non sur des opinions, mais sur des faits indépendants de leur interprétation, accessibles à tout un chacun. C’est là que réside l’importance de renoncer aux descriptions erronées des personnes comme étant des entités purement réactives, comme n’étant pas en mesure d’agir pour contrôler le marché et la technologie, ou comme de simples projections sur écran-ressources qui, par ailleurs, sont dépourvues de toute consistance ontique.
« Ne luttez plus, résignez vous, votre vie est un rêve, votre existentialite est un épiphénomène »
Tout aussi erronée est la description des contenus mentaux comme des « idées qui pénètrent les neurones ». Ce psychovirus sert à défendre la résignation à supporter une société insupportable : si les idées se déplaçaient parmi les neurones et la mémoire était dans les synapses, aspirer à changer le monde afin d’assurer la considération des individus est comme si les plantes songeaient en changer l’écologie afin de n’être plus dévorées. Et cette résignation prévient la solidarité. En encourageant, sous couvert d’autonomie, l’égoïsme croissant parmi la multitude des victimes, l’oligarchie exploitante ne peut y trouver que des bénéfices. En effet, à quoi bon se solidariser si on suppose ne valoir pas plus que des orties, voire moins que les oiseaux du ciel ? Hegel a fait croire à plusieurs que la dynamique économique est amenée inéluctablement à se dissocier de ses agents/acteurs. Cette dissociation, ce découplage, accordent plus de valeur aux forces agissantes de l’économie qu’aux acteurs de cette dernière qui en sont ainsi dissociés, écartés, exclus. Telle est le deuxième mensonge fondamental, enraciné dans le Néoplatonisme, qui vise à miner et saper tout effort de changement ; la première mensonge, de nature éthique, est que cette dynamique « dissociée » dépasse ses agents en valeur. C’est pourquoi, il est essentiel pour le grand public et la société civile de comprendre et de réaliser les enjeux considérables qui se profilent derrière ce qu’il est convenu d’appeler le problème cerveau-pensée ( cuestiones de cerebro y mente, brain-mind problem ), enjeux qui pourraient modifier en profondeur notre société planétaire.
Voir en ligne : Electroneurobiologie
Laboratorio de Investigaciones Electroneurobiológicas del Hospital Borda, octubre de 2002
[1] « Vox Latina Info », numéro 65 du 15/09/2002
[2] Our memory can be said to be "located in the synapses"
[3] Tanja Rudez, « Skandal zbog Nobela za medicinu », Jurtanji list, Zagreb, Croatia, 10 décembre 2000
[4] La nouveauté de l’Ultrahistoire c’est qu’elle permet réellement aux gens de s’informer. Personne n’interdit à qui que ce soit la recherche d’informations et de nouvelles, si elles sont disponibles. Le seul obstacle demeure le temps et la motivation. La plupart des gens croient, de bonne foi, être bien informés et, dès lors, perdent toute motivation à vouloir accroître leur niveau d’information.
[5] Pierre Clastres, « Copernic et les sauvages », Critique # 270, novembre 1969 ; « La Société contre l’État », Paris : Les Éditions de Minuit, 1974, pp. 20-22.
[6] Alicia Ávila et M. Crocco, « Sensing », Buenos Aires : Institute for Advanced Study, 1996, pp. 775-776. C’est dans ce traité que l’Ultrahistoire est qualifiée ainsi pour la première fois et ses liens avec une dérive des neurosciences clairement démontrés.
[7] Op.cit.
[8] Op.cit.
[9] Ici, l’expression productive ou poétique est comprise dans le sens étymologique du grec poïein, à l’image de la sécrétion des glandes du corps.
[10] op.cit., 779
Messages
1. > L’anthropologie ganglionnaire, un psychovirus démasqué, 31 juillet 2005, 23:12, par nicolas
Cette vision du monde en quoi est-elle politiquement moins fascisante que l’autre ?