Revue Etho-logique

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Éthologie de comptoir de la politesse

lundi 21 avril 2008, par Agnès Maillard

L’humanité a besoin d’exécrer ses victimes...

Tout commence par une simple discussion amicale entre chômistes. On y parle du coût des télécommunications, qui plombe le budget des précaires sans qu’ils puissent réellement s’en passer et des moyens de réduire la facture globale au minimum. Bien sûr, on y parle des services dont on peut se passer, et des choses que l’on aimerait éviter, quand le sujet revient sur le sempiternel harcèlement téléphonique des boîtes de marketing direct.
Bien sûr que c’est chiant quand un gars coupe votre élan créateur pour tenter de vous fourguer assez lâchement une véranda ou une cuisinière. Mais je commence à m’agacer quand un autre chômiste parle de la joie qu’il éprouve à vider les télémarkéteux comme des étrons fulminants.

Quelle étange perversion fait que les plus mal lotis d’entre nous se plaisent à rembarrer méchamment ceux qui sont globalement dans la même galère qu’eux ? Ayant bossé 8 mois dans une société de sondages par bigophone, j’ai vraiment beaucoup souffert de la constance de l’agressivité des gens, qui pensaient avoir un permis de se défouler sur plus misérables qu’eux-mêmes :

Je ne suis plus chez FT [1] et j’ai demandé à ce que mon numéro ne soit pas utilisé à des fins de marketing. Le problème, c’est qu’il y a des sociétés pouilleuses qui n’ont pas de quoi se payer un listing de numéros et se le constituent à l’arrache en pompant les annuaires en ligne, sans se soucier des recommandations de non harcèlement.

Sachant que les mecs qui appellent sont des crevards comme nous, qu’ils ne sont généralement payés qu’à la com’ ou à l’entretien validé, les laisser débiter l’argu [2] qu’on leur force à lire n’est pas très sympa : ça leur fait perdre du temps.

En plus, toujours être poli : parce que se faire insulter par les inters [3] est une agression à ajouter à des conditions de travail vraiment pourries. Ce n’est pas parce que ces gens sont traités comme des esclaves que nous devons nous comporter comme des négriers. Juste deux phrases aimables pour leur dire que nous ne correspondons pas au profil recherché et que nous leur souhaitons une bonne continuation et plus de chance auprès du suivant, c’est un baume revitalisant dans ce genre de job que vous ne pouvez pas imaginer. Et c’est en plus une manière de refuser les rapports de force que l’on nous impose entre gueux !

Le pire, c’est que ceux qui se font les griffes sur le lupemprolétariat [4] ne sont pas des salauds sans coeur, comme on aimerait à le croire. Ils ont juste trouvé encore plus stigmatisés, plus faibles et plus vulnérables qu’eux, et la nature humaine est ainsi faite que c’est toujours sur les plus faibles que l’on se libère de nos propres frustations amassées au fil des jours et des rebuffades sans fin.

Aussi, chaque fois qu’un galérien du phoning parvient jusqu’à moi, j’ai à cœur de lui répondre courtoisement, poliment, même si je compte bien faire dans la brièveté. Souvent, même, en prenant congé, je glisse un petit mot gentil d’encouragement, un petit rien qui peut potentiellement soulager quelques instants la tension cumulée tout au long d’une longue journée d’humiliations diverses et variées. Parce que je me souviens très bien des mes huit mois de phoning. Parce que même sans avoir vécu ce genre de boulot difficile le plus souvent exercé dans une ambiance hiérarchique malsaine, il y a toujours moyen de se tenir informé des conditions de travail dans ce secteur, ne serait-ce qu’en allant lirecet excellent papier de Ron l’infirmier [5].

L’agression

Bien sûr, il n’est pas nécessaire d’avoir connu dans sa chair et dans son sang un métier difficile pour se sentir solidaire de ceux qui y sont encore enchaînés. Même si ça aide bien. Même si, un peu comme les anciens fumeurs, il y a d’anciens galériens parvenus, à force d’abnégation et de soumissions, à se sortir de leur basse extraction et qui deviennent eux-même des petits chefs haineux et revanchards, comme si maltraiter ceux dont ils ont la responsabilité peut abolir leur propre passé d’esclave, les rendre innocents par avance de toute connivence malvenue d’avec leur anciens compagnons de misère.

Cette haine du faible, finalement, est une chose plutôt bien partagée dans notre société prétendument avancée et civilisée.

Il faut dire que j’ai aussi bossé dans la restauration rapide. Et la rudesse des clients y est une constante, comme si le petit uniforme étriqué qui sent la frite était un permis de molester. Bourgeois ou intérimaires, jeunes ou vieux, hommes ou femmes, noirs ou blancs, tout le monde s’y entends tacitement pour traîter les employés comme des chiens. Participant ainsi d’eux-même à la machine à broyer les hommes et les femmes. Bourreaux occasionnels pour s’oublier comme victime permanente.
Parce que ce monde, cette organisation sociale nous agresse, nous ne trouvons rien de mieux que d’agresser en retour, comme une défense nécessaire contre la rugosité des échanges en milieu socialisé.

Car la politesse, fondamentalement, n’est pas qu’une sorte de convention un peu rigide qui sert surtout à faire chier les enfants, c’est le nécessaire fluide qui rend les relations humaines possibles, qui nous permet de mettre en oeuvre, chaque jour, le vivre-ensemble nécessaire au bon fonctionnement de la vie sociale, alors même que la densité de population dans bien des mégapoles met nos organismes à rude épreuve.
Le bruit, la foule, la pression constante des autres, les odeurs intrusives, les coups d’épaules involontaires dans la file d’attente perpétuelle, tout cela n’est qu’agression constante qui soumet notre corps et notre psychisme à rude épreuve. La permanence de l’agression de la masse rend continu l’impact du stress sur nos organismes et affaiblit l’ensemble de nos défenses, pourtant si bien conçues.

La politesse ritualise l’intrusion permanente de l’autre dans notre espace intime et relativise l’agression, la désamorce. Le simple fait de bredouiller une vague excuse après avoir bousculé quelqu’un par inadvertance désamorce son agressivité. Un sourire, même embryonnaire, est un signal pertinent de non-agression et l’adrénaline qui prépare à la réaction reflue presque naturellement. Le simple fait de sourire quand vous parlez à quelqu’un, même si ce sourire n’est pas sincère, diffuse une bonne dose d’endorphine dans vos organismes respectifs. Grimacer un sourire en cas de stress ralentit le rythme cardiaque...

Être poli permet de vivre en société à moindre coût en terme de stress.

Autrement dit, la politesse n’est pas qu’une simple convention obsolète appartenant à un monde disparu, aujourd’hui phagocyté par la religion de l’ultra-concurrence, c’est un mode de survie particulièrement efficace.
Finalement, je suis polie parce que cela me fait du bien. Parce que distribuer des sourires et des phrases gentilles, non seulement ne me coûte rien, mais en plus me fortifie. Parce que provoquer un reflux d’adrénaline chez mon interlocuteur est la manière la plus efficace d’assurer une certaine forme de paix sociale. Parce que cela me permet aussi de résister concrètement à l’emprise d’un mode de vie délétère fondé sur la compétition la plus sauvage. Car plus j’apaise mon esprit et celui des autres autour de moi et mieux mon organisme fonctionne. Et un organisme qui fonctionne bien, sans stress, sans tension peut abriter une pensée fluide, efficace et claire. Ce qui est la pire des choses que nous pouvons faire. Penser par nous-même. Nous respecter les uns les autres. Ne plus avoir peur. Nous parler. Nous comprendre.

Il est amusant de noter que la politesse, la gentillesse, sont considérées comme des marques de faiblesse dans notre société de l’absolue efficacité. Il y a l’idée étrange que le respect s’obtient par la crainte, que le harcèlement est le mode de management le plus efficace, qu’il faut presser le citron pour en sortir le jus. La politesse serait l’arme des faibles et l’agression celle des forts. C’est une pure perversion de notre organisation sociale et l’attaque est la défense de ceux qui ne se sentent pas à la hauteur.
Parce que finalement, entre celui dont les cris et les grognements traduisent le manque d’assurance et le besoin de dominer par la peur et qui vit, logiquement, dans la peur de l’insurrection et celui qui soulage les tensions et peut obtenir des autres, non pas le jus, mais le nectar, volontairement et non sous la contrainte, dans une coopération mutuelle et librement consentie, d’après vous, qui est le fort et qui est le faible ?


[1France Telecom, pour les intimes

[2Argumentaire : discours prémâché insipide et indigeste à la fois

[3Petit nom doux pour désigner les personnes contactées

[4En gros, ceux qui bossent comme des cons dans des conditions indignes pour des salaires qui ne leur permettent jamais de se sortir de la pauvreté. Il existe aussi une autre définition, plus proche des représentations sociales actuelles sur cette classe laborieuse ultra pauvre : Le lumpenprolétariat forme une masse strictement différenciée du prolétariat industriel recruté dans les bas fonds, voleurs et criminels de toutes sortes, vivant en marge de la société, des gens sans travail défini, sans foi ni loi. (K. MARX – « Les luttes de classes en France – 1848/1850 » page 216 – tome 1 œuvres complètes – édition anglaise), cité dans Les classes sociales.

[5Dans ce registre, il faudra bien un jour que je vous raconte mon édifiante expérience de vacatrice d’enquêtes téléphoniques. Le pire, c’est que j’ai appris depuis que je ne faisais pas partie des plus malchanceux de la profession

Messages

  • Merci,
    Je commençais à me trouver anormale à force de croire que la politesse et un sourire étaient les meilleures "armes" contre ces personnes qui croient que parler le plus fort ou taper le plus fort sur la table les rend supérieures aux autres !!!

  • Oui, l’agressivité ne sert qu’à tourner en rond, MAIS, l’argument « faut bien bouffer, alors je fais ce boulot », non, non. La collaboration commence comme ça. Et comme on se retrouve pile en 1938... Gaffe !

  • Merci, quelques grammes de sagesse dans ce monde... N’ayant pas la même qualité de prose, je me permet de citer Patrick Garnier (2004).

    "Qu’est ca que l’agressivité ?

    L’agressivité est une source de vie. C’est l’énergie qui nous permet de demeurer vivant, qui nous pousse à nous protéger des dangers et à faire les efforts nécessaires pour atteindre nos objectifs. Cette énergie est disponible dans tous les organismes vivants :
    Elle permet de franchir les obstacles pour lutter contre les agressions internes ou extérieurs à l’organisme ;
    c’est grâce à son agressivité que l’animal chasse sa proie et défend son territoire.
    Pour cela, il mobilise ses forces et les concentre sur l’attaque ou la défense, selon la situation.
    Pour l’humain, avancer, conserver ses acquis ou défendre ce qui lui tient à coeur demande un constant investissement d’énergie.
    Certaines personnes cherchent à supprimer leur agressivité en ingurgitant des médicaments car cette énergie se présente pour eux sous une forme, apparemment autodestructrice. Ils essaient ainsi de fuir leur souffrance et leur impuissance. d’autres sont capables de contrôler volontairement leur agressivité jusqu’à ne plus y avoir accès. L’être humain est capable aussi de dévier son orientation pour atteindre d’autres buts, il dévie l’agressivité de son orientation initiale si ses objectifs ne sont pas atteints, comme par exemple, il veut de la reconnaissance, il n’en a pas alors il éprouve de la colère ou de la frustration.
    La colère est l’émotion qui surgit quand on rencontre un obstacle à notre satisfaction. C’est une émotion saine, car elle nous informe sur la nature de l’obstruction à notre satisfaction.
    Agressivité et comportement.
    L’agressivité devient un comportement dès qu’elle est exprimée. Ce comportement quelquefois nécessaire peut être apprivoisé pour être en harmonie avec le monde ou son environnement immédiat.
    Tout individu humain ou animal peut être agressif dans ses propos, dans ses attitudes, dans son langage.
    L’agression se caractérise par le langage à l’acte physique qui peut aller de la simple blessure à la mort de l’adversaire.
    Il nous faut donc comprendre les mécanismes de ce comportement si nous voulons essayer d’y remédier par des apprentissages ou thérapies. C’est à dire savoir à quel niveau du déroulement de ce processus on peut éventuellement changer la finalité de l’acte.
    La psychologie s’attache à déterminer les lois qui président à l’existence et à l’enchaînement des "faits psychologique", c’est à dire des opérations de conduite. sur ce point l’homme est considéré par certains auteurs comme un animal. Certes un animal qui domine les autres animaux à différents points de vue, mais avec chez lui des comportements souvent analogues aux animaux à différents points de vue, mais avec chez lui des comportements souvent analogues aux animaux, comme certains instincts primaires (faim, soif, sexualité.) Les divers types de comportement observables chez les animaux peuvent être classés en trois catégories :
    Le comportement inné ou instinctif,
    le comportement acquis par apprentissage,
    le comportement "intelligent"
    Instincts, habitudes, actes intelligents forment de véritables niveaux de comportement. La question sera de savoir si l’agression est innée, ou acquise et quelquefois modifiée par l’apprentissage. D’autres éléments comme l’émotion ou la motivation seront à prendre en compte. Les stimulations déclenchant une conduite sont fonction de la perception, ou des motivations et des intérêts particuliers, car l’animal sauvage et l’animal domestique n’ont pas les mêmes préoccupations. L’animal sauvage en liberté sera préoccupé principalement par sa mise en sécurité, et sera agressif par réaction. L’animal apprivoisé se sentira en sécurité et pourra devenir agressif par maternage ou un mauvais apprentissage.
    Les auteurs ne sont pas tous d’accord sur la définition des termes. Pour nous l’important c’est de pouvoir observer le comportement. Ce comportement qui peut devenir une agression aussi bien humaine que animale. Il nous faudra distinguer l’agressivité pathologique ou hors norme. Car l’agressivité par réaction pour défendre sa vie ses biens, ou son territoire est naturelle et est fonction de la personnalité ou du caractère de chaque individu. La question est de savoir à quel niveau d’agressivité doit on intervenir sur l’apprentissage ou par thérapie. De distinguer un comportement qui nous semble normal d’un comportement qui nous parait dangereux.

    Ethologie et agressivité

    Le débat persiste à savoir si l’agressivité est un instinct comme la faim et la sexualité. Cet instinct amène l’animal à utiliser l’agression pour se nourrir, se défendre ou se reproduire. Pour LORENZ l’instinct d’agression est nécessaire pour la survie de l’espèce. L’agression est un combat intra-espèce. Car il n’y a pas d’agression entre le prédateur et sa proie, car ce mal est nécessaire pour nourrir la prédateur. L’instinct d’agression est une énergie endogène, c’est à dire qui prend naissance à l’intérieur du corps et se libère sur un objet extérieur d’une façon ou d’une autre. si l’agression obéit aux instincts primaires faim, soif, sexe, elle peut également être territoriale, hiérarchique ou critique. Les comportements d’agression font l’objet d’études en éthologie : prédation entre mâles, terreur, défense du territoire, défense des jeunes. L’éthologie étudie les comportements animaux dans leur milieu naturel. Elle tente notamment d’établir certaines corrélations entre l’agressivité animal et les fonctions d’adaptation. Les éthologistes font ressortir cinq éléments :
    - Chez les animaux, seul le rapport de prédation donne lieu à des affrontements qui ne sont pas particulièrement cruel.
    - Lorenz pose la question de la fonction de l’agressivité pour la survie de l’espèce : les griffes du chat ont un sens pour l’histoire de l’espèce au cours de l’histoire du règne animal., l’agressivité se donne les moyens pour son expression Elle agit comme un système régulateur des relations des espèces entre elles, et des individus à l’intérieur d’une même espèce.
    - L’agressivité fonctionne avec la précision de l’instinct
    - L’agressivité a des fonctions précise comme la répartition territoriale ou la sélection des partenaires sexuels.
    - L’agressivité a de faible capacité de destruction.
    Yves Michaud (1998) croit à l’existence de l’instinct chez l’homme comme chez les animaux.
    Or, dès que l’homme commence à dominer son milieu et à former des grands groupes, son instinct devient nuisible. Il multiplie sa capacité de destruction avec les armes et les interventions techniques..."

    Patrick Garnier 2004

  • L’agresseur qui se pose en victime, c’est « une pure perversion de notre organisation sociale ». Ici, il se fait même professeur de politesse et voudrait apprendre à l’agressé à lui renvoyer des signaux de non-agression.

    Les cons n’ont pas de conscience. Ou bien une délirante. Ainsi, « plus j’apaise mon esprit et celui des autres autour de moi et mieux mon organisme fonctionne », dit cette opératrice de phoning (c’est plus poli qu’emmerdeuse professionnelle), qui sait « obtenir des autres, non pas le jus, mais le nectar ».

    Mais combien de bébés avez-vous réveillés ? Combien d’enfants ont-été ébouillantés pendant que leur parent allait répondre à votre putain d’appel ? Combien de personnes âgées se sont cassé le col du fémur en se précipitant pour vous répondre ?

    Bonjour chez vous !