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Le Devoir
Y a-t-il des « cultures » animales ?
Par Louis-Gilles Francoeur
vendredi 22 février 2008
De simples machines qu’ils étaient au temps de Descartes, les animaux sont désormais reconnus pour avoir des degrés d’intelligence
Depuis un demi-siècle, l’étude des comportements animaux a fait faire à plusieurs disciplines scientifiques, dont l’éthologie, un bond aussi important que la cybernétique dans les communications, par exemple. De machines qu’ils étaient au temps de Descartes, les animaux sont désormais reconnus pour avoir des niveaux d’intelligence différents, dont certains fort élevés.
Des chercheurs disent avoir identifié de véritables « cultures animales » chez certaines espèces de poissons et de mammifères. Certains chercheurs, comme Étienne Danchin, n’hésitent plus à parler de « débuts de conscience », ce qui est loin cependant de faire l’unanimité dans le monde des sciences.
Ce chercheur du groupe Évolution et diversité biologique de l’université Paul Sabatier, à Toulouse, estime pour sa part que les animaux se transmettent d’une génération à l’autre des informations cruciales pour leur survie, un héritage culturel que la génétique ne peut expliquer.
Il y a quelques décennies encore, on croyait comme Konrad Lorenz que les automatismes et les instincts gouvernaient le monde animal et qu’ils se transmettaient par les gènes.
Mais pour vraiment comprendre le monde animal, affirme Étienne Danchin, qui entretiendra le public d’ici de « culture animale » ce soir au Coeur des sciences de l’UQAM, il y a quatre manières, chacune ayant ses forces et ses faiblesses.
On peut adopter une approche mécaniste pour expliquer les comportements. Par exemple, on se demandera pourquoi les oiseaux chantent davantage au printemps en expliquant le phénomène par différents liens entre les mécanismes de reproduction et les conditions environnementales qui agiraient comme stimuli ou déclencheurs.
On peut aussi adopter une approche plus individualiste, en analysant le développement de chaque animal, son degré d’insertion et d’adaptation pour expliquer son développement, ses habiletés et ses aptitudes.
On peut aussi analyser son comportement dans une logique de finalité. Pas une finalité à la Teilhard de Chardin, qui assigne une finalité voulue par Dieu à l’évolution, insiste Étienne Danchin. On s’intéressera plutôt, dit-il, à ses « objectifs évolutionnistes », c’est-à-dire qu’on déterminera comment un animal réussit à assurer sa survie et celle de son espèce par l’amélioration de son efficacité à exploiter des environnements souvent différents, une analyse propre à « l’écologie comportementale ». Enfin, quatrième approche, on peut situer l’évolution d’une espèce sur une échelle philogénétique ou, si l’on veut, dans l’évolution à long terme de la grande cohorte des vivants, dont l’humain est l’aboutissement d’un certain nombre de lignées.
« Aucune de ces quatre manières n’est meilleure que l’autre et toutes sont complémentaires », quoi qu’en pensent les chapelles qui vont parfois s’édifier autour de l’une ou l’autre de ces approches, ajoute le chercheur.
L’évolution de ces méthodes de recherche a forcé la communauté scientifique, non seulement à reconnaître, mais aussi à mesurer des formes d’intelligence souvent fort élevées chez différents animaux, comme les singes, les corneilles, les dauphins, etc. Mais ces travaux en ont suscité d’autres sur la manière dont s’opère la transmission des connaissances acquises par les animaux, ce qui a rapidement conduit les chercheurs à l’idée qu’il y avait transmission de savoirs collectifs propres à certains groupes. C’est ce qu’Étienne Danchin appelle les « cultures animales ».
Des jeunes macaques ont été observés au Japon en train de laver des pommes de terre utilisées comme appâts pour les attirer. Cette découverte, faite par une jeune femelle, avait été transmise peu de temps après à tout le clan. En Afrique, des chercheurs suisses ont observé, quelques années après les travaux de Jane Goodall sur l’utilisation d’outils par les chimpanzés pour cueillir des termites, que d’autres groupes de la même espèce avaient inventé de leur côté une manière de briser de grosses noix avec des roches, méthode qu’ils se transmettent de génération en génération, ce que d’autres groupes de la même espèce n’ont jamais réussi à faire.
Pour Étienne Danchin, la transmission de ces savoirs collectifs constitue un véritable corpus culturel de type animal. On est là, dit-il, en présence de cultures locales, qui adoptent ces comportements particuliers. Ces informations ainsi transmises comme bagage culturel particulier ont autant d’importance pour la survie d’une espèce ou d’un groupe que la transmission de son bagage génétique. À la limite, dira Étienne Danchin, la génétique transmet plutôt la possibilité ou l’aptitude à faire une chose, mais c’est par l’apprentissage que l’animal l’optimisera par un niveau de performance qui déterminera son efficacité dans un milieu donné.
Certes, convient-il, cette transmission de génération en génération d’un savoir collectif va en heurter plusieurs, parce qu’on parle de « culture ». Il convient que des termes comme « savoir collectif » ou « proto-culture » seraient peut-être plus neutres, mais il n’hésite pas à dire que par choix il préfère le terme « culture », « plus provocateur » parce qu’il a le mérite de forcer la réflexion sur ces découvertes fondamentales pour notre compréhension du comportement animal.
« Mais soyons clairs, dit-il, au sens où je définis la culture animale, cela n’a rien à voir avec la culture humaine, surtout si on définit celle-ci comme un ensemble de valeurs dont on déduit des règles et des comportements. »
« On ne peut toutefois pas réduire la culture uniquement par ce qu’elle produit à l’extrémité d’un processus historique. Si on le faisait, on ne pourrait pas comprendre que l’humain est le résultat de l’évolution à partir de poissons qui sont sortis de l’eau un jour ! »
Tout comme on voit aujourd’hui une continuité dans l’évolution des formes d’intelligence animale, on constate qu’il y a des cultures différentes et donc des modes de transmission des comportements plus ou moins évolués selon les espèces.
Étienne Danchin ne récuse pas, bien au contraire, l’idée que cette évolution s’accompagne de formes de conscience réflective chez les animaux, dont le stade le plus avancé a été atteint un jour alors que l’un d’eux s’est rendu compte qu’il pensait.
Les cas de « conscience » ou de pensée réflexive sont nombreux à son avis. Des expériences contrôlées ont démontré, par exemple, comment des geais cachent leurs graines différemment s’ils se sentent épiés par d’autres compères. Se sachant voleurs, ils savent que les autres le sont aussi et, par réflexion sur leur propre comportement, ils vont circonscrire ce comportement qu’ils savent culturel !
Un autre exemple est fourni par la conscience que certains animaux peuvent avoir de leur propre mort, convient-il, et de l’angoisse de ce qui va se produire après. Les éléphants, qui la sentent venir et qui en ont une représentation intérieure, vont se retirer pour aller mourir dans ce qu’on appelle les cimetières d’éléphants. Autre exemple : Sara, une jeune chimpanzée qui avait appris le langage des sourds-muets dans les années 70, expliquait en langage humain qu’un compagnon décédé lui manquait, ce qui dénote, selon Étienne Danchin, une conscience du vide et de son angoisse. À la limite, dit-il, cette expression d’angoisse se résorbera chez les humains par la construction des grands mythes, voire les religions.
Mais beaucoup d’humains, dit-il, résistent encore farouchement à l’idée qu’ils se situent dans un continuum évolutif avec le monde animal. Ils ont tout juste accepté l’idée de l’évolution biologique proposée par Darwin mais ils résistent à l’idée que l’intelligence et la conscience aient pu se développer progressivement et existent à des niveaux divers dans le règne animal, et qu’ils s’y développent par transmission culturelle.
Étienne Danchin récuse toutefois l’utilisation que font de ces faits scientifiques les animalistes, qui en déduisent que les animaux, s’ils ont intelligence et culture, ont des droits comme les humains. Les humains, eux, ont atteint un niveau d’intelligence et de conscience qui leur confère la responsabilité de respecter les autres maillons du vivant, dit-il, ce par quoi ils expriment leur humanité. Mais à voir de près ce qu’ils font de leur planète, ajoute-t-il, on se prend à douter parfois que leur niveau d’intelligence se situe au sommet de l’échelle de l’évolution.