Revue Etho-logique

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Le Monde

"On assiste à la destruction en direct de l’histoire de nos origines"

par Catherine Vincent

samedi 12 août 2006

Les recherches récentes menées sur les grands singes brouillent de plus en plus les frontières entre eux et nous. La science va-t-elle devoir réviser ses positions anthropocentristes ?

PASCAL PICQ : Je l’espère ! Les éthologues ne cessent de découvrir que les grands singes partagent avec nous des pans entiers de ce qu’on a cru être le propre de l’homme, et on ne peut plus aujourd’hui étudier nos origines sans se préoccuper d’eux. Mais les sciences humaines ont encore du mal à l’accepter. Notamment en France, où la séparation théorique entre humanité et animalité reste très forte.

La situation, à cet égard, est paradoxale. Au siècle des Lumières, alors que les grands singes venaient à peine d’être découverts, c’étaient les philosophes - Voltaire, Diderot, Rousseau, Montesquieu - qui se demandaient si ces animaux n’étaient pas humains. Les naturalistes, Buffon en tête, trouvèrent les arguments pour éloigner les grands singes de nous.

Deux siècles plus tard, on assiste au phénomène inverse : les philosophes, à de rares exceptions près, maintiennent fermement la frontière entre l’homme et l’animal, quand les données de la biologie et de l’éthologie obligent à reconsidérer à la hausse notre degré de proximité avec les singes anthropoïdes.

Peut-on inscrire les grands singes au Patrimoine mondial de l’humanité ? Il y a quelques mois, le Muséum a consacré à ce thème une journée de réflexion à laquelle vous participiez. Qu’en est-il ressorti ?

Depuis que la Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel a été adoptée, en 1972, par l’Unesco, 812 sites y ont été inscrits, dont 628 sont culturels, 160 naturels et 24 mixtes. Les conservationnistes se sont récemment demandé si certaines espèces animales ne devraient pas également être considérées comme un héritage commun, qu’il conviendrait de préserver comme tel avec leur habitat. Ce qui implique, en premier lieu, de déterminer sur quels critères choisir ces espèces.

Si l’on s’en tient à la notion traditionnelle de patrimoine, c’est-à-dire une entité qui a été construite ou conceptualisée par les cultures humaines (l’aigle pour les Amérindiens, par exemple), les grands singes n’ont rien à y faire. Mais ils représentent un autre patrimoine, que met en évidence, depuis quelques décennies, une communauté internationale d’hommes et de femmes appartenant à différentes cultures, différentes philosophies et différents pays : un patrimoine scientifique qui éclaire nos origines, et qui est en train de disparaître. Si ce critère devait être retenu par l’Unesco, il faudrait toutefois prendre garde que cela ne se fasse pas au détriment d’autres espèces qui, elles aussi, ont besoin d’être protégées dans leurs habitats.

En quoi les grands singes peuvent-ils encore aider à mieux comprendre notre propre espèce ?

On s’aperçoit, et de plus en plus, que nous avons très peu de différences génétiques avec eux. A partir de là, soit on tombe dans un réductionnisme génétique hallucinant, et on tente d’expliquer ce qui nous sépare par les quelques gènes qui diffèrent, soit on explore les constructions "épigénétiques" survenues, au-delà des gènes, au cours de l’évolution.

Etudier les comportements, les moeurs, les différences culturelles d’un groupe de chimpanzés à un autre ou d’une espèce de grand singe à une autre, c’est nous donner autant de clés pour comprendre comment ont pu se produire les divergences entre eux et nous. Jusqu’à présent, on avait surtout tenté de relier ces dernières à des différences d’environnement (ainsi la bipédie serait-elle peut-être apparue dans la savane pour permettre au regard de porter plus loin).

Mais, aujourd’hui, on commence à deviner que l’environnement social a peut-être joué un rôle plus important dans l’évolution des anthropoïdes que l’environnement physique. Cette piste passionnante n’a pu être ouverte que grâce aux découvertes récentes effectuées sur les grands singes, et l’on ne pourra jamais la suivre si nous les laissons mourir. Ce à quoi on assiste actuellement, c’est à la destruction en direct de l’histoire de nos origines.


Source : Le Monde, édition du 13 août 2006

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